Rapport transmis au gouvernement début août 2001
Jean-Pierre
Demailly
Professeur à l'Université de Grenoble I
Membre Correspondant de
l'Académie des Sciences
à Monsieur le Ministre de l'Education Nationale
Monsieur le Ministre de la Recherche et de la Technologie
Monsieur le Secrétaire d'État à l'Industrie
Saint-Martin
d'Hères, le 30 juillet 2001
Rapport sur l'enseignement des sciences et sur l'environnement de travail
des enseignants et enseignants-chercheurs
L'objet de ce rapport est de contribuer à une analyse de la situation de
l'enseignement scientifique en France, dans le Secondaire et à l'Université.
Comme cette situation est fortement liée aux conditions générales d'exercice des
enseignants et enseignants-chercheurs, je me suis attaché aussi à analyser les
difficultés les plus sérieuses que ceux-ci peuvent rencontrer dans d'autres
secteurs que celui strict de leur activité d'enseignement, notamment dans leurs
activités de recherche. Le rapport se veut sans concessions ni complaisance,
mais ne prétend pas à l'exhaustivité dans l'analyse des difficultés.
L'analyse soutenue dans ce rapport est que la qualité de l'enseignement
public scolaire et universitaire s'est considérablement dégradée depuis une
dizaine d'années, pour des raisons objectives et quantifiables, et que c'est
cette dégradation globale, massive, qui est la cause principale de désaffection
des étudiants dans les filières scientifiques, ainsi que de la difficulté
qu'éprouvent les enseignants et enseignants-chercheurs à pouvoir exercer
efficacement leur métier. Bien entendu, si le texte est très fortement critique,
c'est aussi parce qu'il se concentre à dessein sur les difficultés et ne s'étend
pas sur les aspects positifs (cela ne veut pas dire qu'il n'en existe pas aux
yeux de l'auteur de ce texte...)
Les vues qui suivent sont personnelles, mais je dois ajouter qu'elles
ressortent d'une pratique de près de 25 ans sur le terrain, et de discussions
avec de nombreux collègues d'autres disciplines scientifiques, ou encore avec
des enseignants du secondaire, à l'IREM de Grenoble. J'ai pu bénéficier des
réflexions menées par la commission Kahane, ainsi que de débats menés à
l'Académie des Sciences l'an dernier. J'ai moi-même enseigné au Lycée il y a une
vingtaine d'années, et depuis, à tous les niveaux de l'Université. Mes travaux
de recherche m'ont amené à cotoyer de près plusieurs branches des mathématiques,
mais aussi la physique mathématique et l'informatique, souvent en relation avec
des chercheurs européens ou d'autres pays. Enfin, j'ai joué récemment un rôle de
conseil auprès du MEN et du CNDP dans le cadre d'une opération en cours concernant les
TICE et les logiciels libres.
J'espère que ces vues pourront être utiles par exemple en vue du travail de
la commission présidée par Monsieur le Professeur Guy Ourisson, Membre et
Président sortant de l'Académie des Sciences, ainsi qu'aux cellules de réflexion
des ministères concernés.
Il va de soi que je me tiens à votre disposition pour vous apporter de plus
amples informations, et, le cas échéant, vous mettre en contact avec les
individualités, associations ou institutions qui ont été mes sources de
réflexion.
Le rapport s'articule en quatre parties, de longueurs inégales :
Pour chacun des aspects, des
propositions précises sont faites. Il est évident que l'ampleur des mesures que
je propose est très grande et demanderait (demandera ?) des efforts et des
moyens considérables. De telles mesures devraient s'étaler sur plusieurs années,
et s'effectuer dans un souci de continuité et de cohérence. Je suis pour ma part
absolument convaincu que les problèmes sont structurels et très profonds, et
qu'on ne pourra pas y remédier par une collection de petites mesures ou
ajustements ponctuels. Les solutions ne pourront pas être mises en oeuvre sans
une prise de conscience suffisante des pouvoirs publics et de l'opinion, et une
participation active de la société dans son ensemble.
Fait à
Saint-Martin d'Hères,
Jean-Pierre Demailly
Copie:
* Présidence de la République, Cabinet du
Premier Ministre
* Présidence de l'Académie des Sciences, Commission présidée
par Guy Ourisson
* Associations savantes
* Grands partis politiques
*
Syndicats enseignants
* Media
Notre
pays ne forme plus assez de scientifiques dans un certain nombre de secteurs clé
(sciences "fondamentales", informatique, technologies de pointe, etc), et il en
est de même pour nos principaux partenaires européens, cf. [1]. Dans le même
temps, le niveau des étudiants qui se préparent à entrer dans le professorat ne
cesse de baisser. Il est de notoriété publique dans le milieu enseignant que les
candidats reçus aux concours de recrutement du CAPES et de l'Agrégation,
particulièrement en Sciences, le sont sur la base de résultats très faibles aux
épreuves écrites, au moins pour ce qui concerne les reçus en milieu ou queue de
liste. Et la tendance est à la baisse, avec chaque année qui passe
(1).
(1) L'appréciation ressort d'une
part de la convergence quasi-unanime des collègues interrogés, et d'autre part
d'une analyse dans le temps des contenus que j'ai été à même d'enseigner dans
les préparations aux concours, sur la base de mes notes de cours écrites. Ce
contenu est, objectivement, en forte baisse. Voir aussi les
analyses précises parues
dans [2], [3], [4], [5], [9].
Le risque est très grand que
les jeunes enseignants mis sur le marché ne puissent pas dominer leur discipline
à un niveau suffisant pour avoir ensuite l'autonomie et la capacité de jugement
nécessaires à la pratique de leur enseignement.
L'Éducation Nationale a
tenté récemment de prendre quelques mesures, comme l'introduction d'un peu plus
de sciences expérimentales aux niveaux primaire et secondaire, mais ces mesures
ponctuelles ne sont pas susceptibles de résoudre des problèmes de fond qui
tiennent à des dysfonctionnements structurels majeurs. On peut relever aussi la
présence de nombreux "clichés" inappropriés ou inexacts véhiculés par les media
et par certains responsables politiques [6], conduisant parfois les décideurs à
des prises de position contraires à l'épanouissement intellectuel des citoyens
tout comme au développement économique du pays. Il y a ainsi dans le public une
confusion permanente entre le statut de la science, outil de connaissances
fondamentales, et les conséquences politiques et humaines pouvant résulter de
l'utilisation des technologies scientifiques, qui relèvent d'un pur problème de
gestion économique ou politique. On sait bien, hélas, que les technologies
utilisées à mauvais escient peuvent entraîner des désastres majeurs: accidents
technologiques, guerres, destruction de l'environnement..., mais la confusion
mentionnée ci-dessus a abouti dans le dernier quart de siècle à une perception
négative de la science par l'opinion publique, et ce, dans tous les pays
développés. Les tendances similaires observées en Europe et ailleurs montrent le
caractère planétaire de la mauvaise perception des enjeux
scientifiques.
Quelles évolutions a-t-on observées en France en matière
d'enseignement, et en particulier, d'enseignement des sciences ? Dans les deux
dernières décennies, les gouvernements successifs ont eu le souci légitime de
faire accéder la plus grande proportion possible de la population à un niveau de
formation avancé. Le système éducatif a donc dû faire face à un accroissement
démographique considérable, surtout au Lycée et à l'Université. Or, face à une
audience forcément plus exigeante et plus diverse, le système éducatif a répondu
de manière absurde par une réduction de son "adaptabilité": entre autres,
création du collège unique, réduction de la diversification des filières
scientifiques dans l'enseignement général au Lycée; les filières C (sciences
fondamentales), D (sciences de la vie), E (technologie) se sont vues ainsi
remplacées par une unique filière scientifique S.
Dans le même temps,
face aux difficultés, les enseignants se voyaient dépossédés de certaines de
leurs prérogatives naturelles - comme celle, fondamentale, de prendre la
décision finale d'orientation des élèves. Des mesures qui auraient été
indispensables à la préservation de la qualité de l'enseignement n'ont pas été
prises: mise en place de soutien efficace pour les élèves en difficulté,
maintien de la cohérence des formations dans l'espace et dans le temps, maintien
du taux d'encadrement des personnels d'accompagnement pédagogique, formation
continue des enseignants, dispositifs pertinents de suivi et d'évaluation des
enseignants - pour résoudre les cas douloureux d'enseignants en situation
d'inadaptation ou de détresse pédagogique.
Plus grave, des réformes
successives et trop rapprochées ont été mises en oeuvre, venant fragiliser
l'édifice délicat patiemment mis en place par les générations précédentes,
faisant parfois table rase de la longue expérience accumulée, aboutissant dans
tous les cas à une diminution du potentiel adaptatif. Les réformes ont souvent
été menées au nom de soucis louables "d'égalité des chances" et de
"démocratisation de l'enseignement", mais dans la réalité, au prix du choix
systématique du plus petit dénominateur commun. Puisque ce plus petit
dénominateur imposait une réduction des contenus, on a taillé sauvagement dans
les programmes. Au lieu de repenser les programmes dans leur globalité, les
contraintes de temps ont fait qu'on a préféré concevoir les programmes au coup
par coup. Ceci a abouti à la conception de programmes en "structure de gruyère".
En Sciences, beaucoup de parties explicatives fondamentales, souvent celles qui
permettaient aux élèves d'asseoir leurs connaissances sur une compréhension de
fond ou d'alimenter leur réflexion citoyenne, ont été supprimées sans raison et
sans aucune analyse didactique sérieuse des résultats que ces décisions
pouvaient engendrer(2).
(2) Souvent, les orientations prises
par l'institution éducative semblent résulter d'idées assez naïves soutenues par
quelques personnalités très en vue, tout aussitôt déformées et poussées à leur
extrême dans leur application, et reprises comme la vérité unique par les
responsables administratifs, sans réelle concertation ou va-et-vient avec les
acteurs du terrain. Il en a été ainsi pour la réforme dite des maths modernes
dans les années 1970, qui prétendait que la seule clé de la compréhension
scientifique était l'introduction de la méthode axiomatique formelle dès la
classe de sixième, voire dès la maternelle. On en a vu les piteux résultats.
Aujourd'hui - en retour de balancier si l'on peut dire - des scientifiques
éminents ont fait remarquer que la science expérimentale était peut-être un
point faible de notre pays et devait donc être davantage prise en compte dans le
système éducatif. Il semble malheureusement en avoir été conclu qu'il fallait
évacuer tout concept un tant soit peu théorique des programmes de l'enseignement
secondaire ! Si des cas d'expérimentateurs purs comme Faraday existent, il y a
aussi de nombreux exemples de théoriciens dont les résultats ont abouti à des
retombées pratiques considérables (Poincaré, Einstein, Bohr...). La science,
presque par définition, est une combinaison harmonieuse d'expérimentations et de
modélisations théoriques, et elle doit évidemment apparaître comme telle dans
l'enseignement.
Il n'en est resté que des programmes
difficiles à assumer par les enseignants et par les manuels scolaires, sauf
hélas par la pratique d'un bourrage de crâne ou d'une scolastique de nature à
écoeurer les élèves les plus motivés (3), (4).
(3) Je
ne peux pas ne pas mentionner que les travaux du CNP (Comité National des
Programmes) dans les années 1995 et suivantes semblent s'être déroulés dans des
conditions assez effarantes (les éléments d'information que je vais rapporter
m'ont été transmis par mon collègue Michel Broué, qui représentait les
mathématiques au sein du CNP). Il semblerait d'abord que le fonctionnement du
CNP ait été fortement perturbé par les foucades du Ministre de l'époque qui, au
lieu de s'en tenir à une attitude de neutralité responsable vis-à-vis de cette
instance, se permettait de transmettre des injonctions plus ou moins arbitraires
empiétant sur le travail de réflexion de la commission. Les débats internes ont
parfois été houleux, et le Président du CNP de l'époque, Luc Ferry, se serait
laissé aller à exprimer, dans un moment d'agacement, que les mathématiciens
avaient encore à faire la preuve "de la légitimité de l'enseignement des
mathématiques dans le secondaire" [non pas de la légitimité d'enseigner telle ou
telle part des mathématiques, ou de les enseigner de telle ou telle façon, mais
bien de la légitimité d'enseigner les mathématiques tout court]. Ce faisant, Luc
Ferry ne faisait qu'exprimer une opinion hélas très largement répandue dans la
société, singulièrement chez ceux qui n'ont pas eu une formation scientifique
suffisante. Comme si les millénaires d'enseignement des mathématiques et
l'utilisation massive des concepts mathématiques dans la société contemporaine
ne constituaient plus en soi une justification impérative. Mais le scandale
absolu ne réside pas tant dans les propos de Luc Ferry - qui ont probablement
dépassé sa ligne de pensée personnelle - que dans le fait que l'institution
éducative ne soit pas dotée d'une instance réunissant des compétences élargies
et indiscutables, sur lesquelles le Ministère de l'Education aurait pu s'appuyer
pour prendre des décisions mûrement pesées et analysées.
(4) Les choix faits dans les
programmes du secondaire sont à coup sûr gravement en cause dans la mauvaise
perception que les élèves peuvent avoir des disciplines scientifiques. Il est
vrai que les structures horaires combinées à des ambitions déraisonnables ou
incohérentes rendaient tout choix intelligent impossible aux commissions de
programme. On a pu ainsi observer, dans les programmes de mathématiques destinés
au Lycée, l'introduction de pseudo-"raccourcis" pour les notions de continuité
et dérivabilité des fonctions, qui, faute de toute analyse didactique sérieuse,
engendraient en fait des confusions systématiques ultérieures très sérieuses
chez les étudiants.
Ceux-ci, se sentant de moins en
moins sollicités dans leurs réflexions ou leurs démarches d'apprentissage, se
désintéressent de l'enseignement, abandonnent l'effort, et dans le pire des cas,
en viennent à considérer que l'Education Nationale n'a plus rien à leur montrer.
Il faut voir que cette situation, loin de résoudre le problème des inégalités
sociales, les accroît au contraire sévèrement puisque seuls les élèves issus des
milieux les plus favorisés peuvent trouver les moyens de pallier les carences du
système éducatif.
Quels remèdes ?
Ma proposition serait d'étudier de toute urgence des
mesures de bon sens visant à remettre à l'ordre du jour la diversification des
filières d'enseignement général, tout en augmentant autant que possible la
qualité et l'adaptabilité du système.
Au niveau de l'école primaire, il
faudrait revoir les contenus à la hausse. Pourquoi, pendant des décennies,
a-t-on enseigné les 4 opérations dès le CP et le CE1, alors qu'on en arrive
aujourd'hui à "l'hérésie" de n'enseigner la division qu'au niveau du CM1 ou du
CM2, et encore, dans des situations factices où le résultat de la division se
lit dans la table de multiplication? Les programmes officiels ne consolident la
méthode générale d'addition des fractions par réduction au même dénominateur
qu'au niveau de la classe de 4ème. Il s'agit là d'une fantastique régression
intellectuelle par rapport à ce qui était observé il y a quelques décennies (les
fractions étaient supposées maîtrisées de l'élève moyen dès le CM1/CM2). Les
concepts essentiels de grandeurs et d'unités (longueurs, temps, vitesses,
surfaces, volumes, densités...), qui relevaient autrefois du primaire, sont
aujourd'hui ou bien inexistants ou bien massacrés par les programmes. Dans le
même temps, en 4ème, le programme officiel prétend enseigner des "statistiques"
d'apparence sophistiquée, incluant des analyses d'échantillons répartis par
sous-classes (et ce, répétons-le, à des élèves qui sont supposés à peine
maîtriser le calcul des fractions). Inutile de dire qu'il s'agit de purs
fantasmes et que la plupart des enseignants sont incapables de gérer un tel
contenu.
La situation actuelle est à mon avis le résultat d'une
auto-intoxication et d'une démagogie politico-administrative (conscientes ou
inconscientes), visant à éluder les problèmes plutôt qu'à tenter de les résoudre
positivement: à savoir mettre en place, pour les élèves en difficulté, des
mesures de suivi et de soutien pédagogique, des alternatives d'approche
pédagogique prenant en compte leurs difficultés spécifiques. On a préféré là
encore s'adresser à un "élève moyen" mythique qui n'existe pas, en négligeant
les problèmes de compréhension des élèves en difficulté, et en imposant aux
autres qui n'ont pas de difficultés particulières un nivellement par le bas
d'autant plus injustifié que la population scolaire, en primaire, n'a pas
beaucoup changé dans sa composition sociologique.
Au niveau du collège,
il faudrait à la fois poursuivre la vigoureuse revalorisation des contenus, et
en même temps mettre en place des filières proposant une approche plus
pragmatique, construite comme une alternative positive et valorisante, mettant
les élèves au contact du monde du travail, des milieux associatifs (action
sociale, éducateurs sportifs, activités culturelles et artistiques...). Tout
ceci suppose une action raisonnée et déterminée de l'État. L'Éducation Nationale
pourrait faire appel à des intervenants extérieurs contractuels ayant
l'expérience du terrain. Cela correspond d'ailleurs à un besoin fondamental
d'une société qui est très loin d'assumer ses responsabilités en matière de
prévention sociale. Il faut éradiquer les situations où des établissements
ghettos ne servent de paravent qu'à l'échec scolaire et à des formes de
délinquance sourdes (5).
(5) Les établissements scolaires ne
doivent pas être le lieu où se règlent les problèmes sociaux, les enseignants ne
sont pas formés à ce rôle (voir [27] pour un témoignage poignant). Il est
évident que c'est aux acteurs sociaux que revient principalement le rôle de
traiter les problèmes d'insertion en amont du système scolaire. Néanmoins, la
discipline doit régner dans les établissements scolaires, et il faut très
certainement envisager de nommer en plus grand nombre des personnels voués aux
tâches de surveillance et d'encadrement, en particulier dans les ZEP.
Les jeunes en difficulté peuvent retrouver leurs
motivations si on les met au contact de la vie réelle, en leur montrant que
l'école de la République (et la société dans son ensemble) est susceptible de
prendre en charge directement leurs aspirations: activités techniques,
culturelles, artistiques, sportives, sociales etc..., même si elles sont assez
éloignées de la pratique éducative de la filière "généraliste". Une telle
organisation est impossible ou n'est qu'illusion si des filières différenciées
adéquates ne sont pas créées. Bien sûr, des moyens humains et matériels
considérables seraient nécessaires pour faire face à ces besoins.
Au
Lycée, la question fondamentale, de nouveau, est la diversification des
filières. Les formations professionnelles et technologiques sont évidemment une
très bonne chose, et mes remarques concernent plutôt la filière générale, dans
la mesure où c'est là que se focalisent une grande partie des dysfonctionnements
qui toucheront ultérieurement les filières de formation
scientifique.
L'instauration de la seconde indifférenciée a été - est
encore - une aberration (6). A ce niveau, une bonne partie des élèves ont déjà
des aspirations qui les inclinent plutôt vers telle ou telle direction, tandis
que les résultats obtenus dans les années précédentes constituent en général des
indicateurs assez forts. Il faudrait donc en revenir à des filières bien
reconnaissables (incluant, évidemment, des directions tenant compte des
évolutions récentes de la société): lettres et langues, lettres classiques, arts
et lettres, sport et activités collectives, sciences économiques, sciences de la
vie, sciences de la matière, science et technologie, comme cela existait
auparavant - bien sûr, la différenciation pourrait se faire par étapes
successives. Cela permettrait de revaloriser le contenu disciplinaire, en
mettant l'accent sur les disciplines vers lesquelles les étudiants souhaitent
s'orienter. Bien entendu, cela n'interdit pas non plus d'envisager des
passerelles entre les filières, au moyen de jeux d'options adéquats en heures
complémentaires (en particulier pour répondre à la demande d'étudiants désireux
de mener de front plusieurs sujets de manière approfondie).
(6) Un
éminent collègue biologiste, qui était visiblement sur la même longueur d'onde
que moi, faisait remarquer qu'on pouvait faire de ce point de vue un parallèle
entre le fonctionnement du système éducatif et la biologie. La richesse de la
vie sur notre planète est une conséquence directe des phénomènes de
différenciation et de bio-diversité. A l'inverse, l'uniformisation des
conditions éco-biologiques, en particulier sous l'effet de la colonisation de
l'écosphère par l'homme, entraîne la destruction de nombreuses niches
écologiques.
Il est à noter que l'on n'enseigne
actuellement presque aucune "informatique sérieuse" au Lycée, juste une
formation à l'usage de logiciels assez spécifiques comme les tableurs ou les
instruments de calcul, en général dans des contextes qui réduisent les élèves à
l'état d'utilisateurs passifs de techniques venues d'ailleurs (7), et qui leur
restent totalement étrangères au plan de la compréhension des mécanismes
(8).
(7) Voir plus loin (section IV) des
considérations liées à l'Informatique, au TICE, à l'émergence des logiciels
libres - et qui intéragissent fortement avec ce propos.
(8) Il a été écrit a de nombreuses
reprises, y compris par des scientifiques reconnus, mais surtout par des milieux
proches des media et du monde politique, que fait de disposer via les
ordinateurs d'une grande puissance de calcul automatique aller pouvoir dispenser
l'être humain de la plus grande partie de ses efforts intellectuels. Mais si
l'on imagine que les ordinateurs d'aujourd'hui sont capables de simuler certains
processus intellectuels, c'est probablement, en dehors de quelques cas de
systèmes experts très particuliers et très limités, qu'on ne dépasse guère le
niveau de l'intelligence simiesque (et encore... les singes font beaucoup mieux
que l'ordinateur dans quantité de domaines!). S'il s'agit d'épargner à l'être
humain des efforts de calcul purement mécaniques, l'argument peut éventuellement
s'entendre. Mais certains inspecteurs généraux de l'Education Nationale sont
allés jusqu'à prétendre qu'il n'y avait plus lieu de développer les capacités de
calcul chez les élèves, ni de s'interroger sur les principes de fonctionnement
de la technologie, et que seuls les résultats accessibles via la prothèse
électronique comptent. Je me permets de m'inscrire en opposition totale farouche
contre ce point de vue. Car en définitive, cela revient à peu près à dire que le
citoyen n'aura plus aucun moyen de contrôle sur la technologie qu'il utilise, ni
aucun moyen d'évaluer la pertinence des choix technologiques que la société lui
impose. Et qu'il sera donc livré sans défense possible aux appétits de quelques
"élites" disposant seules de la connaissance scientifique et technique. On voit
déjà les prémisses de cette situation avec l'émergence de monopoles
technologiques mondiaux.
Bien sûr, une formation à
l'usage de logiciels spécifiques est compréhensible pour des filières courtes à
visée professionnelle (secrétariat, comptabilité, etc), mais ce type de
formation n'a pas sa place dans les filières générales. Des expériences tentées
il y a environ une quinzaine d'années dans les programmes du secondaire ont
montré qu'il était possible, en option informatique, d'enseigner des choses
beaucoup plus intéressantes, telles que la programmation dans un langage
informatique de base - par exemple en relation avec les mathématiques et la
compréhension des concepts logiques fondamentaux (cf. aussi l'analyse de Bernard
Lang parue dans [8]). Ces concepts restent hélas presque totalement ignorés dans
l'enseignement actuel au Lycée. Cela est consternant, compte tenu de
l'importance croissante que jouent ces concepts dans la technologie
contemporaine et même dans la vie quotidienne (9).
(9) La
plupart des étudiants qui entrent à l'Université semblent très mal comprendre
les liens qui peuvent exister entre la numération en base 2, la codage de
l'information et les connecteurs logiques comme "et", "ou", etc... Rien
d'étonnant à cela: on ne le leur a jamais appris. Mais on prétend cependant que
nous allons bientôt entrer dans l'ère du tout numérique!
Quel rôle peut-il rester à cette école de la grise et
uniforme médiocrité, alors que des jeunes fortement motivés et placés dans des
conditions favorables peuvent - loin de l'école - parvenir eux-mêmes à des
réalisations remarquables ? L'ennui généré chez certains élèves par l'absence
d'enjeu ou de stimulation intellectuelle (et le caractère répétitif des devoirs
scolaires) est sûrement la cause de nombreux échecs d'élèves doués, souvent de
nombreuses années après le début du phénomène, lorsqu'ils ont définitivement
perdu pied.
Si on ne remédie pas d'urgence à toutes ces lacunes
fondamentales de l'enseignement secondaire (et universitaire, voir plus loin),
je crois que notre pays se dirige à très court terme vers une situation de
véritable décadence technico-scientifique. Comme les Etats-Unis, que nous avons
tendance à trop imiter de manière irréfléchie et dont la science ne se maintient
au meilleur rang mondial que par perfusion massive de matière grise venant
d'Europe de l'Est et d'Asie, notre pays se dirige tout droit vers une forte
pénurie de techniciens et de scientifiques. Les mêmes erreurs entraînant les
mêmes conséquences, on observe aujourd'hui une situation similaire dans presque
tous les pays européens voisins [1]. Cette situation n'est certes pas
irréversible, il reste en Europe un potentiel humain considérable tout à fait à
même de redresser la situation (10).
(10) Il
est cependant très urgent d'agir, car ce potentiel va fortement s'éroder si on
extrapole les tendances actuelles.
Il faudrait pour
cela que les États prennent des décisions rapides, réfléchies et politiquement
courageuses, allant parfois à contre-courant des orientations prises ces
dernières années. Il faudrait aussi, peut-être, que les responsables européens
cessent de s'échanger entre eux les "mauvais tuyaux" qui ont fait ailleurs la
preuve de leur faillite, et qu'ils s'appuient davantage sur les analyses faites
par les enseignants et les experts qui travaillent sur le terrain. Ceci ne peut
se faire que si des instruments de mesure précis sont mis en place, dans un
cadre institutionnel, instruments qui échapperaient autant que possible aux alea
politico-administratifs.
Mesures concrètes
0) A tous les niveaux
- Changement de perspective dans les procédures d'évaluation des élèves.
L'évaluation doit être à la fois souple, permettre une réelle orientation,
mais éviter de laisser passer aux niveaux supérieurs les élèves en difficulté.
Les propositions initiales et finales d'orientation doivent être de la seule
prérogative des enseignants (avec un droit de regard et de discussion des
parents, et des commissions d'appel).
- Mise en place systématique d'une formation permanente des enseignants du
secondaire, qui constituerait une part obligatoire de leur service, en
particulier au moyen de liaisons organiques avec l'enseignement universitaire.
- Mise en place de structures d'évaluation des performances des formations,
indépendantes du pouvoir politique, et faisant appel en particulier à des
experts issus de l'ensemble des disciplines concernées.
- Gestion plus flexible des horaires, en fonction des disciplines et de la
nature des activités.
- Gestion plus flexible de la carrière des enseignants: évaluation des
résultats par les responsables d'établissements et par l'inspection,
mécanismes d'encouragement des initiatives et des expériences locales,
passerelles institutionnelles vers d'autres corps de fonctionnaires pour
résoudre les problèmes d'inadaptation ou de difficultés liées à la santé, etc.
- Mise en place de partenariats avec les entreprises et le monde du travail.
Appel à des intervenants extérieurs lorsque la situation rend cette
intervention souhaitable.
a) Enseignement primaire
- Revalorisation des programmes, en particulier au niveau du calcul (le mot
"mathématiques" et a fortiori "mathématique" me paraît pédant à ce niveau). La
pratique du calcul mental et l'agilité dans les calculs manuels doivent
redevenir des exigences prioritaires.
- Remise à l'ordre du jour de méthodes d'enseignement éprouvées et
pédagogiquement solides, convenant à une majorité d'élèves, en particulier les
méthodes qui sont des valeurs "éternelles": apprentissage du calcul en
comptant sur les doigts (ou avec des bûchettes!), plus grande insistance sur
les notions de grandeurs et d'unités (la question se pose aussi sans doute
dans d'autres secteurs que le calcul, par exemple en Français: méthodes
analytiques de lecture, orthographe, dictées...) (11)
(11) On
a vu fleurir à différentes époques des théories pédagogiques farfelues, aussitôt
érigées en dogme par l'institution, et qui ont provoqué des ravages
considérables: méthodes "globales" de lecture, calcul traditionnel remplacé par
de prétendues "maths modernes" aussi stupides que démesurément ambitieuses.
Aujourd'hui encore persistent des injonctions ridicules ou toxiques, telle que
celle consistant à interdire l'usage des unités dans l'écriture des opérations
de calcul (l'unité doit figurer uniquement au niveau du résultat). Selon des
témoignages portés à ma connaissance, cette injonction institutionnelle semble
parfois conduire les inspecteurs à mal noter les enseignants s'adonnant à la
pratique "réprouvée". Or, l'interdiction précédente semble avoir pour seul
fondement le fait que les calculettes ne manipulent que des nombres. Elle n'a
aucune justification scientifique intrinsèque (bien au contraire), et conduit
souvent les élèves à écrire des relations incohérentes, à savoir des égalités
entre grandeurs de natures différentes, comme des nombre purs et des grandeurs
dimensionnées. Des analyses didactiques sérieuses ont d'ailleurs montré que la
non utilisation des unités dans les calculs pouvait induire une perte de sens
chez les jeunes élèves [19], [20]. Rappelons que la compréhension des unités,
des "dimensions" et leurs rapports mutuels est un élément fondamental de la
Physique, tout aussi bien lié (en Mathématiques avancées) aux principes de
covariance et contravariance en calcul tensoriel. Il ne s'agit donc nullement -
comme certains pourraient être tentés de le croire - de problématiques désuètes.
Et, soit dit en passant, l'usage d'instruments de calcul ou de systèmes
informatiques performants n'est pas un gage de qualité d'enseignement - loin
s'en faut - surtout lorsque l'usage en est abusif.
- Mise en place d'un enseignement systématique des langues étrangères dès la
maternelle et les premières années de l'école primaire, sous une forme active
et vivante (on pourra ici, éventuellement, s'inspirer de l'expérience des pays
d'Europe du Nord, car ces pays paraissent considérablement plus performants
que la France dans ce domaine).
- Mise en oeuvre effective de mesures facilitant la progression différenciée
des élèves. Les élèves pourraient ainsi suivre le rythme qui leur convient et
recevoir si nécessaire des enseignements de soutien ou d'approfondissement
(pour les plus avancés). L'âge normal d'entrée en 6ème serait compris entre 10
ans et 12 ans (et non pas nécessairement 11 ans "pile"), en fonction du
parcours de l'élève.
b) Collège
- Création de filières diversifiées, avec au moins 2 grandes variantes:
enseignement général / enseignement appliqué.
- Mise en place de situations d'apprentissage, en relation avec le monde du
travail, pour la filière d'enseignement appliqué.
- Soutien accru à la mise en place d'activités d'animation sociale ou
culturelle au niveau local, qui feraient la liaison entre le temps libre des
élèves et leur vie scolaire (clubs d'activités culturelles, artistiques,
scientifiques, sociales, sportives, etc).
- Dans la filière d'enseignement général, revalorisation vigoureuse des
programmes de mathématiques (horaire minimum de 5 heures par semaine).
Revalorisation non pas tant du volume que de l'état d'esprit. Le raisonnement
et les preuves doivent apparaître dès la 6ème - au début, bien entendu, dans
des situations élémentaires accessibles aux élèves, notamment en géométrie et
en arithmétique (12).
(12) Les commentaires officiels des
programmes actuels recommandent certes l'introduction de techniques de preuves;
mais dans la pratique enseignante réelle (qui est contrainte par les dures
réalités du moment!), et aussi dans les manuels scolaires, les preuves sont ou
bien inexistantes ou bien réduites à la pratique d'argumentaires convenus et
stéréotypés. De telles activités, qui n'impliquent pas l'engagement actif de
l'élève, deviennent hélas rapidement dépourvues de toute signification et de
tout enjeu...
- Enseignement des sciences de la vie et de la terre et de la technologie à
partir de la 6ème, des sciences physiques à partir de la 4ème (2 heures par
semaine environ; ces sciences, pour être traitées sérieusement, nécessitent
des connaissances mathématiques suffisantes, c'est pourquoi il faut les
introduire à petite dose au début; bien entendu, le cours de mathématiques, en
6ème et en 5ème, et ultérieurement, pourra introduire des concepts mis en
relation avec des situations concrètes, et en particulier avec les autres
sciences, lorsque c'est pertinent. Mais il convient d'exclure à ce niveau, et
sans doute au delà, les très excessives prétentions
"d'interdisciplinarité"...)
- Enseignement poussé d'une langue (5 heures par semaine, avec travaux en
laboratoire, si possible en liaison avec l'enseignement d'une autre
discipline).
- Aller vers une plus grande souplesse dans les choix offerts aux élèves, de
façon que ceux-ci se sentent réellement impliqués et investis dans leurs
choix.
- Mettre en place des dispositifs appropriés pour résoudre les situations
locales difficiles, en particulier dans les ZEP (zones d'éducation
prioritaire): classes spéciales de réinsertion (dotées d'une plus large
autonomie de fonctionnement que les classes des filières "normales"),
surveillants en plus grand nombre, etc...
c) Lycée
- Réforme du Baccalauréat et des procédures d'évaluation des élèves (voir
plus loin).
- Grande diversification des filières. La filière d'enseignement général,
par exemple, pourrait se scinder (peut-être par paliers et/ou avec des troncs
communs) au moins en
A) Arts et lettres
B1) Sciences économiques
B2) Sciences
sociales
C) Sport et société
L) Langues
SF) Sciences
fondamentales
ST) Sciences et technologie
SI) Sciences et
informatique
SV) Sciences de la Vie et de la Terre
- Les horaires seraient fortement différenciés en fonction des filières.
Dans les filières SF, ST, SI, le poids des mathématiques serait élevé, de même
que la Physique dans les filières SF et ST. La filière SI pourrait sceller la
création d'une véritable filière d'enseignement de l'informatique et de la
programmation.
- Les programmes de mathématiques mettraient un accent important sur
l'acquisition des outils conceptuels (fondements, raisonnement, méthodes
d'analyse et d'argumentation). Les programmes d'histoire comporteraient des
volets traitant de l'histoire des sciences et techniques, de l'évolution des
grandes idées au cours des Âges.
- L'informatique serait présente (1 à 2 heures par semaine environ) dans les
autres filières. Dans tous les cas, il s'agirait de l'apprentissage des
concepts de base de l'informatique et de la programmation, en relation avec la
logique élémentaire et le raisonnement mathématique [et non pas de
l'utilisation passive des outils, comme dans les programmes actuels !]
- Eviter de multiplier, à l'intérieur ou à la place des horaires
disciplinaires, les activités "culturelles" ou "superficielles" qui viennent
distraire les élèves des préoccupations essentielles (TPE, papillonnage sur
des sujets trop ambitieux, etc). Le caractère interdisciplinaire des
disciplines scientifiques sera au contraire renforcé au moyen de choix
pertinents bien explicités au niveau des contenus (et pas ambitieux au point
d'être irréalisables, comme on le voit trop dans les moûtures actuelles de
programmes; en Mathématique ou en Physique, par exemple, peu importe que la
problématique ait déjà été connue et étudiée par les Grecs anciens, s'il
s'agit d'une situation universelle et/ou éclairante pour l'esprit humain,
l'important étant de faire réfléchir...)
- Les programmes élaborés pour les différentes disciplines doivent être
mieux coordonnés dans le temps que ce n'est actuellement le cas, par exemple à
l'interface Math/Physique (qui est délicate à traiter).
- Maquettes horaires typiques pour les filières scientifiques, au niveau de
la Terminale (il s'agit d'une proposition indicative destinée à donner une
idée des poids relatifs des disciplines; une certaine latitude de choix serait
évidemment possible):
* Filière SF:
mathématiques (9 heures),
physique (7 heures), informatique (2 heures), biologie (2 heures); langue
vivante (5 heures), arts, lettres et philosophie (2 heures),
histoire-géographie (2 heures), éducation physique et sportive (3 heures) +
cours optionnels facultatifs (langue vivante 2, latin, grec, musique,
activités artistiques, etc...)
* Filière ST:
mathématiques (8 heures),
physique (7 heures), informatique (2 heures), technologie (3 heures); langue
vivante (5 heures), arts, lettres et philosophie (2 heures),
histoire-géographie (2 heures), éducation physique et sportive (3 heures) +
cours optionnels facultatifs (langue vivante 2, latin, grec, musique,
activités artistiques, etc...)
* Filière SV:
mathématiques (5
heures), physique (3 heures), informatique (2 heures), biologie (6 heures);
langue vivante (5 heures), arts, lettres et philosophie (2 heures),
histoire-géographie (2 heures), éducation physique et sportive (3 heures) +
cours optionnels facultatifs (langue vivante 2, latin, grec, musique,
activités artistiques, etc...)
* Filière SI:
mathématiques (8
heures), physique (4 heures), informatique (6 heures), biologie ou technologie
(2 heures); langue vivante (5 heures), arts, lettres et philosophie (2
heures), histoire-géographie (2 heures), éducation physique et sportive (3
heures) + cours optionnels facultatifs (langue vivante 2, latin, grec,
musique, activités artistiques, etc...)
Que dire de la situation dans l'Enseignement supérieur? Il
est clair que celui-ci, dans notre pays, est fragilisé par la coexistence de
plusieurs systèmes parallèles qui s'ignorent pour l'essentiel, et qui
bénéficient de moyens très différents (Classes préparatoires, IUT, Universités,
institutions privées, etc). Je ne veux pas dire par là qu'il faut décréter sur
le champ une unification de ces différents systèmes. En effet, le risque serait
très grand de créer des problèmes là où la situation n'est pas si mauvaise
(Classes préparatoires), sans pour autant améliorer la situation là où elle est
très préoccupante, voire désastreuse (Universités, en particulier DEUG
scientifiques).
Comme c'est l'Université que je vois surtout vivre, et
comme c'est là que semblent s'amonceler les difficultés les plus graves, c'est
d'elle seule dont je traiterai par la suite. La formation à l'Université souffre
très gravement du fait que les étudiants y entrent pour la plupart avec des
lacunes rédhibitoires (ceci n'a pas de sens dans l'absolu, je veux dire par là,
avec un décalage très grand entre les objectifs affichés par les programmes
antérieurement suivis et les connaissances réelles acquises, de sorte qu'il est
devenu impossible de situer le niveau des étudiants, et que celui-ci est plus
hétérogène que jamais). Surtout, et particulièrement en Mathématiques, les
étudiants souffrent d'une absence totale de méthodes de travail et d'outils
conceptuels pouvant leur permettre de nourrir une réflexion autonome. Résultat
d'un enseignement secondaire où ce qui est mis en avant consiste surtout en la
mémorisation de contenus et la pratique de techniques et d'exercices répétitifs,
au détriment de la recherche et de l'investissement personnel. Mais il y a eu
aussi des réformes spécifiques qui ont gravement nui à la qualité de
l'Enseignement Supérieur. Les sciences fondamentales sont des disciplines que
l'on peut qualifier de "verticales" (bien sûr, je ne veux pas dire par là que le
cheminement en soit purement linéaire): un étage ne peut être construit que si
les étages précédents sont suffisamment étayés, la plupart de ces disciplines
ont besoin d'un fondement mathématique solide, etc. Cet état de fait, qui n'est
bien sûr pas absolu, s'accommode cependant très mal de la modularisation extrême
qui a été imposée au système d'enseignement universitaire, en général au nom
d'impératifs extérieurs mal fondés, et ne tenant aucun compte des spécificités
propres aux différentes disciplines: volonté aveugle d'amélioration du taux de
réussite, découpage des enseignements en petits modules "faciles à évaluer" mais
sans réel contenu, harmonisation des cursus européens, absence de choix
suffisamment diversifiés offerts aux étudiants, etc. Puisque mon propos m'amène
à parler du taux de réussite, il est clair qu'il y a eu des injonctions
pressantes de l'institution éducative pour augmenter ce taux, basées sur des
considérations avant tout "politiques". Elles ont sans doute eu leur effet au
niveau des chiffres bruts réalisés. Mais ce résultat n'a été atteint que par
l'instauration de procédés d'évaluation et de calcul des notes sans aucun
rapport avec le niveau réel atteint. Le diplôme du DEUG dans une grande
Université comme Grenoble ne vaut pas grand chose (je ne veux pas accabler mon
Université, c'est la même chose presque partout ailleurs). Même une mention ou
une note finale assez bonne ne garantit plus aujourd'hui que l'étudiant ait
compris quoi que ce soit de façon fiable. De très nombreux enseignants sont
exaspérés et demandent que l'on en revienne à un plus grand sérieux dans
l'acquisition des connaissances et les procédures d'évaluation. Le point-clé est
là, à tous les niveaux. Mieux vaut parfois diminuer un peu la prétention des
programmes, mais il est crucial, en sciences, de s'assurer des acquis des
étudiants avant de les envoyer dans un niveau supérieur. Et de pratiquer en
conséquence un véritable travail d'orientation. Ou alors, on arrive hélas, comme
aujourd'hui, à une impuissance presque totale face aux difficultés des
étudiants, et, par voie de conséquence, à une démission collective de
l'institution. Je voudrais signaler deux faits particulièrement inquiétants:
- Ce sont les universités qui, pour l'essentiel, assurent la formation des
futurs enseignants du secondaire. Or le niveau actuel des formations
d'enseignants est si bas (au moins en sciences) que leur compétence et leur
adaptabilité professionnelle vont en souffrir de manière considérable.
- Cette situation contraste totalement avec celui du recrutement des
universitaires, devenu extrêmement sélectif vu la rareté des postes offerts.
Face à ces jeunes enseignants-chercheurs de haut niveau, quel public ? Des
étudiants certes parfois bourrés de connaissances, mais de connaissances
inutilisables, et dont la capacité de raisonnement est inexistante, faute d'un
quelconque apprentissage antérieur dans ce domaine. Autrement dit, ces jeunes
chercheurs, qui ont appris à fréquenter la science du plus haut niveau, vont
devoir enseigner leur discipline au niveau des quatre opérations ou guère
plus. Inutile d'ajouter qu'il y a là un facteur gigantesque de démotivation.
L'Université souffre aujourd'hui d'un grave problème d'image, car elle
est le plus souvent perçue par la population étudiante comme un choix par défaut
(euphémisme pour signifier ce que d'autres appelleraient en clair une filière
poubelle...). Il faut dire que la dépense moyenne investie par l'Etat dans la
formation d'un étudiant de DEUG est très basse. Les normes horaires
d'encadrement n'ont cessé d'être revues à la baisse depuis une quinzaine
d'années, petit à petit et insidieusement. Les cours en amphis sont encore le
lot quotidien des étudiants - alors qu'on sait bien qu'ils sont peu profitables
à des étudiants en grande partie déboussolés. Dans le même temps, le
morcellement des enseignements en petits bouts et l'incohérence des filières
rendent le travail des enseignants de plus en plus lourd et difficile à
coordonner. Des réformes successives ont créé à plusieurs reprises des
formations "parallèles" (comme les IUP, les IUFM) qui sont venues ponctionner
dans le bassin de recrutement naturel des étudiants, et ont eu pour effet
d'encourager le départ des meilleurs éléments vers d'autres filières. Ceci, dans
des conditions qui ont toujours mis l'Université en "posture faible": ainsi, les
IUP recrutent en milieu de premier cycle universitaire, ce qui est pour le moins
étrange, et le fonctionnement actuel des IUFM a plutôt tendance à éloigner de
l'Université la formation des enseignants. Tout est donc à revoir si l'on
souhaite redonner aux filières d'enseignement général de l'Université le rôle
qui devrait être le leur, à savoir celui de la formation des futurs enseignants
et des futurs chercheurs (ou des futurs ingénieurs pour les filières
technologiques) (13).
(13) D'une certaine façon, c'est la
formation des enseignants qui constitue l'élément le plus sinistré et le plus
inquiétant pour l'avenir du système éducatif. On sait bien en effet que
subsistent à côté de l'Université des pôles de formation de qualité comme les
Écoles Normales Supérieures, qui assurent aujourd'hui l'essentiel de la
formation des scientifiques de haut niveau (mais il s'agit là seulement d'une
très faible fraction de la population étudiante, constituée d'éléments très
brillants, donc moins sensibles aux mauvaises conditions extérieures). Dans les
autres grandes écoles d'ingénieurs, il est clair que l'enseignement doit aussi
moins souffrir des soubresauts de l'enseignement secondaire qu'à l'université,
car on peut imaginer que le recrutement plus sélectif et les moyens relativement
élevés disponibles ont permis en moyenne de conserver une certaine qualité de
formation. Pour la formation des enseignants, cependant, il n'existe plus
d'espaces de qualité qui aient été préservés - si on exclut les très faibles
effectifs d'étudiants transfuges des grandes écoles.
Mesures proposées
Un premier point essentiel serait de réformer le
Baccalauréat en profondeur. Le Baccalauréat est devenu une épreuve scolastique
et sclérosée, et n'a plus guère de pertinence pour évaluer la performance des
étudiants - dans les matières scientifiques tout au moins. Dans le même sens, il
faudrait revoir complètement les modes d'orientation des étudiants.
- Le Baccalauréat pourrait (vu ce qu'il est devenu, et pour ne pas
introduire de rupture brutale) être conçu comme une simple attestation de
connaissances et de compréhension minimales sanctionnant la fin des études
secondaires. Contrairement à ce qui se passe aujourd'hui, le Baccalauréat
devrait cependant être nettement plus exigeant sur la compréhension des
savoirs fondamentaux, et éviter de sanctionner la seule accumulation de
connaissances plus ou moins arbitraires.
- Au Baccalauréat pourraient être adjointes trois épreuves de spécialité,
laissées au choix de l'étudiant, beaucoup plus approfondies, et organisées sur
un plan national, donnant lieu chacune à une note de 0 à 20 (et qui n'auraient
pas d'incidence sur l'obtention du Baccalauréat lui-même - ceci pour éviter de
laisser perdurer un couperet qui n'a presque plus aucune signification
réelle).
- L'entrée dans les filières universitaires se ferait non plus sur la base
de l'heure d'inscription via le minitel (ou de l'heure matinale à laquelle le
candidat serait venu camper face au guichet d'inscription comme on a pu le
voir il y a une dizaine d'années), mais sur la base d'un examen approfondi du
dossier de candidature tenant compte: 1) de la note de Baccalauréat, et
(surtout) 2) du dossier scolaire, 3) des notes obtenues aux épreuves de
spécialité.
- Les filières universitaires de DEUG seraient revues pour assurer la
continuité avec les filières de l'enseignement secondaire. Ces filières
auraient la possibilité de fixer contractuellement des limitations au nombre
maximum d'étudiants inscrits, en fonction de leur capacité d'accueil et/ou des
débouchés disponibles (Le problème ne se pose pas actuellement en Sciences, et
ne se posera pas à court terme, vu la faiblesse chronique des candidatures
depuis 4 ou 5 ans, mais il se pose dans certains secteurs comme l'EPS.
Cependant, la situation pourrait très bien se produire de nouveau à terme dans
certains secteurs des Sciences si l'enseignement secondaire sortait de son
ornière).
- Le Baccalauréat seul donnerait à l'étudiant le droit de s'inscrire dans
une filière de formation post-baccalauréat dans l'académie de résidence, qui
serait éventuellement une filière de remise à niveau ou de compléments de
formation, mais pas nécessairement une des filières générales de DEUG si le
niveau de l'étudiant était jugé insuffisant. Les élèves possédant le
Baccalauréat, mais qui se verraient refuser l'entrée dans la filière désirée
pour insuffisance de résultats aux épreuves de spécialité, auraient aussi la
possibilité de redoubler la classe Terminale avec des horaires spécialement
aménagés. Une commission d'appel jugerait des cas litigieux académie par
académie.
- Les filières de DEUG rénové proposeraient aux étudiants de se concentrer
sur deux (ou, au maximum, et exceptionnellement) trois grandes matières
principales et une langue étrangère, l'Anglais étant évidemment la lingua
franca incontournable en Sciences.
- L'évaluation dans chaque matière serait de la seule responsabilité des UFR
concernées, et pour chacune des disciplines suivies l'étudiant aurait un
tuteur qui le suivrait sur toute la durée d'un cycle. Les compléments de
formation ou redoublements seraient de rigueur en cas de performances
insuffisantes, indépendamment discipline par discipline (14).
(14)
Pour mesurer l'écart avec la situation ubuesque qui prévaut actuellement, je
peux relater par exemple que j'ai assuré cette année un enseignement d'Analyse
en DEUG MIAS 1ère année. Le cours d'Analyse était "saucissonné" en 3 parties
confiées à des équipes pédagogiques différentes, parties qui se trouvaient hélas
placées dans un ordre chronologique incompatible avec l'ordre logique où les
chapitres auraient dû être traités. De plus, l'évaluation de ce module était
combinée avec celui des TP d'Informatique - pour des raisons qui échapperont
sans doute à tout esprit normalement constitué. L'incohérence de l'organisation
des enseignements (forcée par le manque de moyens, les contraintes de temps,
etc) n'a d'égale que l'embrouillamini des règlements d'examens, visant seulement
à obtenir le succès fictif d'étudiants aux connaissances
dérisoires.
- Les horaires des prestations offertes aux étudiants seraient
considérablement renforcés (900 heures par an, au lieu des 550-650 heures
annuelles qui constituent la norme actuelle - pourquoi, en quinze ans, est-on
passé d'une année universitaire de 30 à 32 semaines à une année de 24 semaines
- alors que les charges des enseignants-chercheurs se sont en fait
substantiellement alourdies ?). En particulier, les horaires de travaux
dirigés seraient fortement augmentés (distribution systématique de feuilles
d'exercices ou de travaux personnels). De même, un effort considérable serait
porté en direction de l'usage de documents de cours solides et adaptés (et à
l'équipement en conséquence de centres de documentation pour les étudiants)
(15).
(15) Hélas, l'étude dans les livres
semble être une pratique ancestrale et totalement oubliée aujourd'hui dans le
modus vivendi des étudiants en sciences. Il est vrai que les algorithmes
"d'évaluation des résultats" prévus par les règlements d'examen sont devenus si
sophistiqués que de tels efforts seraient sans doute tout à fait
superflus.
- Pour faire face au nombre considérable de nouveaux services d'enseignement
nécessaires, il faudrait prévoir dans la plupart des secteurs un très fort
accroissement du nombres de postes mis aux concours universitaires (doublement
ou triplement), et faire appel plus massivement à des postes de PRAG. D'autres
mesures temporaires telles que le retard volontaire du départ à la retraite
pourraient être envisagées par des mesures d'accompagnement adéquates (16),
(17).
(16) Selon les informations dont je
dispose, aucune projection sérieuse n'avait été effectuée avant une date très
récente pour analyser les besoins en enseignants dans les années à venir. Compte
tenu de la pyramide des âges et des départs en retraite prévisibles, il est
probable qu'il va y avoir un trou de recrutement très important autour des
années 2005-2007. Il aurait fallu évidemment anticiper bien davantage cette
tendance. Compte tenu des effectifs actuels d'étudiants (et, hélas, de leur
niveau), on va probablement assister là à des difficultés de recrutement
majeures. Gaspillage de ressources humaines d'autant plus intolérable qu'on a
encore aujourd'hui, au niveau des concours de recrutement universitaires,
d'excellents candidats qui peinent à trouver des
postes.
(17) De manière générale, il
faudrait que l'anticipation des grandes évolutions se fasse sur une échelle de
temps très supérieure à celle des échéances politiques. Les évolutions en dent
de scie ont des effets extrêmement néfastes sur la qualité du recrutement des
personnels, et doivent être autant que possible amorties au long terme. D'où
l'utilité d'avoir, là encore, des instruments de mesure fiables, indépendants du
pouvoir politique, pouvant projeter des orientations ou des recommandations à
long terme.
- Suppression des passerelles venant ponctionner les meilleurs éléments en
cours de cycle universitaire. Pour cette raison, les IUP recruteraient à la
sortie du Baccalauréat (ou bien seraient fondus avec les IUT, car on ne voit
pas bien la justification profonde de l'existence de deux types de filères
différentes qui ont par ailleurs des objectifs voisins).
- Pendant que les premiers cycles seraient remis sur pied, un effort de
revalorisation des filières de second et troisième cycle serait entrepris dans
le même esprit de sérieux et de cohérence. Une mesure transitoire
indispensable dans l'immédiat est d'allonger la durée du second cycle
universitaire à 3 années (avec une Licence en 2 ans). Cette mesure aurait pour
but de relever un tant soit peu le niveau des étudiants en fin de course (car
ils partent actuellement à peu près de zéro au sortir du DEUG, cf. plus haut).
Une année ne suffit plus - et de très loin - à leur faire acquérir les
connaissances de base les plus élémentaires, ne serait-ce que pour enseigner
les sciences à un niveau raisonnable au collège et au lycée.
- Le concours du CAPES et de l'Agrégation doivent être revus dans le sens
d'une exigence plus grande de la maîtrise des concepts fondamentaux (ce qui,
en Mathématiques, inclut une maîtrise performante du raisonnement et des
techniques de démonstrations).
- Les Agrégés seraient fortement incités à s'engager dans des formations de
3ème cycle, par exemple par la création d'un corps d'Agrégés Docteurs. Ceux-ci
trouveraient naturellement leur place comme professeurs dans les Classes
Préparatoires Scientifiques ou comme PRAG à l'Université.
- Augmentation importante du nombre d'étudiants préparant un 3ème Cycle, via
une revalorisation des bourses de Thèse et une augmentation substantielle du
nombre de bourses disponibles. Ces étudiants seraient bien entendu étroitement
associés, comme c'est déjà le cas aujourd'hui, à la formation des étudiants de
premier cycle via le Monitorat. Par contre, l'obtention automatique de la
Thèse ne devrait pas - ou plus - être considérée comme un objectif impératif
de la formation; les étudiants ayant échoué à la Thèse mais qui seraient jugés
de bon niveau se verraient offrir la possibilité d'un reclassement dans le
corps des Agrégés au moyen d'une passerelle adéquate.
De tels
changements constitueraient certes une réorientation majeure et auraient dans
l'immédiat un coût important. Mais on observe par ailleurs des gaspillages
éducatifs ou administratifs gigantesques dans la gestion des universités (cf. la
section III de ce rapport), et il est vraisemblable qu'un redéploiement efficace
des ressources aurait à terme des effets extrêmement bénéfiques sur la qualité
de la formation à tous les niveaux. Le maintien du potentiel scientifique de
notre pays a un prix, et ce prix a été sévèrement sous-estimé depuis une
douzaine d'années (18).
(18) Compte tenu des objectifs
politiques ambitieux (mais légitimes) qui ont pu être exprimés en public par les
principaux responsables politiques de l'époque. Les moyens n'ont pas suivi ou
ont été gaspillés, et on peut donc dire qu'il s'est agi là d'une véritable
escroquerie vis à vis de l'opinion publique - même si l'escroquerie a été
involontaire.
Cette section sera assez brève. En effet, il serait très
facile de disserter longuement sur la bureaucratie et l'inefficacité
administratives, qui sont des maux très répandus dans un grand nombre de pays -
pas seulement dans les pays totalitaires mais aussi dans de nombreuses
démocraties occidentales. Je voudrais cependant relever quelques points qui me
paraissent typiques de la mauvaise gestion des ressources matérielles et
humaines au niveau de l'Université et des institutions de recherche, en
France.
Tout d'abord une observation qui devrait être une évidence - mais
qui semble être de moins en moins perçue par les grands responsables, tout
occupés qu'ils sont par des tâches administratives de routine, et très peu par
des considérations de réelle prospective scientifique: la recherche, et surtout
la recherche fondamentale, peut difficilement être planifiée de manière
bureaucratique, par définition même de ce qu'est la recherche
fondamentale.
Dans ce contexte, on observe hélas une tendance marquée à
la multiplication de cadres administratifs de plus en plus rigides, visant à
"encadrer" et à "programmer" le fonctionnement de la recherche. Les chercheurs
passent ainsi une fraction de plus en plus importante de leur temps à remplir
des paperasses et à entrer dans des cadres contraignants qui sont souvent fort
peu adaptés aux buts poursuivis. Et une fois le projet terminé, vient le temps
du rapport. Là, il s'agit de justifier la bonne adéquation des résultats obtenus
au programme qui était censé être suivi, et on assiste parfois à des manoeuvres
diverses de justification, qui peuvent aller jusqu'à l'exagération ou la
tricherie (dans ces conditions, les bons tricheurs seront les grands gagnants,
la bonne "stratégie administrative" primant toute autre considération, et
l'institution administrative étant évidemment incapable d'évaluer quoi que ce
soit d'autre que des critères administratifs).
D'autres méthodes
existent, comme la suivante, largement pratiquée aux Etats-Unis, en
Mathématiques (une science notoirement difficile à planifier, alors que la NSF
réclame des programmes précis...): rédiger un programme de recherche où les
résultats prétendûment poursuivis correspondent en fait à des résultats déjà
acquis avant la date de dépôt du programme. Il sera alors bien plus facile de
justifier la bonne adéquation des résultats !
Bien entendu, les grands
programmes de recherche ont une justification, par exemple en sciences
appliquées, pour des recherches à visée technologique à court terme ou des
recherches à caractère stratégique (19).
(19)
Pour ce qui est de la sélection des grands programmes, plus de transparence sur
les conditions d'exercice des décisions serait nécessaire, car les choix peuvent
parfois paraître assez contestables, voire arbitraires, sans qu'il soit besoin
pour cela d'évoquer l'affaire des avions renifleurs. Il existe à l'inverse des
perspectives de recherche ou de développements technologiques extrêmement
prometteurs, qui, pour des raisons diverses, ne semblent pas bénéficier d'un
soutien suffisant (et ce, alors même qu'un soutien à grande échelle serait
aisément justifiable sur un plan purement scientifique ou stratégique). Le
développement des logiciels libres est un de ces thèmes - j'y reviendrai plus
amplement dans la section IV. J'ai connaissance aussi, en matière de physique
nucléaire, de la question de la fission du Thorium, mais il y aurait sans doute
de nombreux autres exemples. La fission du Thorium a été proposée il y a une
dizaine d'années par le prix Nobel Carlo Rubbia pour la production d'énergie
nucléaire. Sur le papier au moins, la réaction engendrerait environ 10000 fois
moins de déchets que la filière à Uranium enrichi. Par ailleurs, le Thorium est
un élément relativement abondant (plus que l'Uranium) et la filière Thorium est
beaucoup moins sensible à la prolifération nucléaire, car la fission du Thorium
produit beaucoup moins d'éléments transuraniens. La seule difficulté
technologique (très inférieure semble-t-il aux difficultés inhérentes à d'autres
projets comme la fusion de l'hydrogène, qui bénéficient de davantage de subsides
en raison de perspectives militaires potentielles) est de parvenir à amorcer et
à entrenir la réaction de fission, ce pour quoi Carlo Rubbia a fait des
propositions précises et quantitatives. En dépit de ces perspectives extrêmement
prometteuses, l'establishment nucléaire semble ne vouloir entendre parler de la
technologie de spallation proposée par Rubbia que comme éventuel outil
d'incinération des déchets de l'Uranium. Cette attitude semble être due à une
sorte de polarisation sur la filière actuelle à Uranium, par des acteurs ayant
investi tellement d'intérêts dans cette direction que toute déviation leur
paraît inconcevable, et que l'équipe française qui est la plus en pointe sur le
sujet a beaucoup de mal à se faire entendre !
Mais il
y a des pans entiers de la recherche, notamment de la recherche fondamentale,
qui ont plutôt besoin d'un soutien de base récurrent. Pour ces recherches,
l'évaluation a posteriori des résultats devrait être la règle, et le
monde politique et administratif devrait interférer le moins possible, en tout
cas seulement pour définir les grandes orientations et les règles du jeu des
procédures d'évaluation.
La gestion universitaire souffre, en France, de
rigidités extrêmes qui engendrent un gaspillage considérable, et qui ont eu
hélas tendance à s'aggraver - car chaque fois que le système a essayé de se
réformer, cela a été vers plus de complexité et de confusion. Par exemple, les
crédits affectés aux Laboratoires sont souvent répartis sur des lignes
distinctes très nombreuses: crédits d'équipement, de fonctionnement, missions,
chaque sous-projet a sa propre ligne, etc. Il est en général à peu près
impossible de transférer de l'argent d'une ligne à l'autre, même en situation
d'urgence. Ou plutôt, il est impossible de le faire conformément aux règles
administratives. Je prends le risque de dire que j'ai été amené à plusieurs
reprises à signer de faux documents administratifs - parfois même sur la
suggestion de responsables du Ministère - dans l'unique but de contourner
l'insondable stupidité de règles de gestion qui auraient entraîné une mauvaise
utilisation des ressources (j'en serais donc plutôt fier, car je peux jurer que
c'était toujours pour la "bonne cause" !).
Exemple d'aberration vécue
récemment dans mon UFR de Mathématiques:
Il y a quelques années, un
chercheur étranger qui avait nommé régulièrement Maître de Conférences invité
par l'Université de Grenoble et avait effectué 6 mois de travaux dirigés n'a pu
être payé. La raison en a été que la nomination a été invalidée rétroactivement
par les services de police - on était dans les années 1993-95 à une véritable
période de chasse aux sorcières. La délivrance du permis de travail n'avait pu
être effectuée à temps pour des problèmes de lenteur délibérée de
l'administration dans l'attribution du visa. Dans ce cas, la seule solution
possible a été de nommer fictivement le chercheur concerné l'année suivante
(évidemment par des faux en écriture), gelant ainsi 6 précieux mois de poste de
MCF invité.
D'une certaine façon, la situation au
quotidien s'est aggravée avec l'arrivée des programmes informatiques de gestion
centralisée comme NABUCO, qui ont une fâcheuse tendance à se bloquer à la
moindre occasion, tant ces programmes semblent bien avoir intégré les diktats de
l'administration (20). Par exemple, il est devenu impossible d'inviter un
chercheur français pour une conférence de séminaire sans disposer un mois à
l'avance de son numéro de sécurité sociale, de son adresse personnelle, etc. Que
le chercheur soit difficilement joignable pour transmettre ces éléments (en
visite à l'étranger, par exemple), et il faudra remettre la mission à plus tard
(ou alors, bien sûr, il faudra tricher avec des caisses noires, etc). Le
gaspillage de temps et d'énergie induit par ces pratiques est énorme. Si l'on
supprimait purement et simplement cette administration inutile et
contre-productive, de nombreux postes de secrétariat affectés à des tâches
monotones et tatillonnes pourraient être réaffectés à d'autres tâches plus
productives. La décentralisation, la souplesse et le contrôle a posteriori de la
bonne utilisation des ressources devraient, là encore, être la règle (plutôt que
la méfiance a priori et l'irresponsabilité a posteriori). Les crédits - ceci
vaut aussi pour les crédits européens, les actions de coopération
internationales, etc - devraient être guidés par des choix stratégiques globaux,
et leur gestion devrait ensuite être déléguée aux instances représentatives des
grandes disciplines - plutôt qu'émiettés vers les équipes de recherche ou gérés
par des groupes d'experts ad hoc nommés on ne sait comment. Ceci permettrait aux
communautés scientifiques d'ajuster au mieux les moyens en fonction de réelles
perspectives scientifiques, évaluées indépendamment et de façon pertinente dans
chaque discipline. Des instances telles que la commission européenne ne
devraient pas avoir compétence pour répartir les crédits à un niveau de
granularité fin, mais seulement pour faire évoluer les grands équilibres (et ce,
évidemment, de façon progressive et mesurée !).
(20)
Sans compter que la conception des programmes a été très coûteuse en elle-même.
Je ne peux pas m'empêcher de faire le parallèle avec le fameux programme de
gestion SOCRATE de la SNCF, qui a été acheté de l'ordre de la centaine de
millions de Francs à une société américaine, et qui, encore aujourd'hui, est
incapable de trouver de façon performante une liaison ferroviaire à l'intérieur
de l'Europe. N'importe quel particulier équipé d'un ordinateur peut dès
aujourd'hui grâce à Internet - et au remarquable serveur de la Deutsche Bahn -
accéder à des informations plus pertinentes que celles obtenues par les guichets
de la SNCF. Compte tenu de l'état actuel de la technologie, et notamment des
logiciels libres (cf. section IV), n'importe quel étudiant avancé en
Informatique connaissant bien les systèmes de bases de données et la gestion des
réseaux serait capable de concevoir en quelques jours l'architecture d'un
système plus performant que Socrate, et ayant un coût très faible en termes de
développement logiciel. Mais encore aurait-il fallu pour cela que
l'administration opte pour des standards ouverts et évolutifs...
Je terminerai en évoquant la gestion des personnels.
Là encore, les modes de fonctionnement institutionnels sont souvent contraires à
une saine utilisation des ressources, et entraînent donc la gabégie et
l'inefficacité. La gestion des personnels administratifs, par exemple, repose
entièrement sur les règles de la fonction publique et le bon vouloir de
l'administration centrale (quand ce n'est pas directement du Ministère). Il est
aujourd'hui impossible à un Directeur de composante d'arbitrer un concours pour
un poste administratif vacant - au contraire de ce qui se passe dans un pays
comme l'Allemagne, où c'est le mode de fonctionnement normal. Les responsables
de composantes se voient donc souvent attribuer de l'extérieur des personnels
administratifs mutés au gré de leur convenance personnelle (ou de celle de
l'administration, par exemple pour des motifs de promotion - quand ce n'est pas
pour le motif d'inadéquation à la fonction antérieure exercée), sans qu'il y ait
nécessairement de rapport clair entre les compétences de la personne nommée et
le profil du poste qui doit être pourvu.
Le recrutement des
enseignants-chercheurs se passe suivant un mode différent et a priori beaucoup
plus sain de cooptation par les pairs. Mais là encore, il y aurait des
aménagements sérieux à envisager. Par exemple, tous les postes
d'enseignants-chercheurs déclarés vacants sont publiés au même moment par le
Ministère, en général en fin d'année civile, et les candidatures peuvent être
déposées jusqu'en février-mars (les dates sont indicatives et varient quelque
peu d'année en année). Mais compte tenu des délais de transmission des dossiers
par l'administration et de la date limite de délibération fixée par
l'institution (début juin, disons), la période réellement disponible pour
l'examen scientifique des candidatures par les Commissions de Spécialistes va
rarement dépasser 2 ou 3 semaines. En résumé, environ 6 mois de procédures
administratives (souvent rigides et stupides, un dossier posté à 12h15 alors que
l'heure limite était 12 heures sera déclaré irrecevable) pour 2 ou 3 semaines
d'examen scientifique - et encore, les candidats reçoivent maintenant
l'injonction de ne plus joindre leurs travaux aux dossiers, car cela crée des
problèmes de stockage de dossiers dans les administrations centrales ! De tels
procédés font vraiment rire à l'étranger - on ferait bien, par exemple, de
s'inspirer des procédures suédoises qui sont tout à fait exemplaires. Il
faudrait complètement renverser les priorités, permettre la publication des
postes à des dates arbitraires, laisser aux Département de recherche le temps
nécessaire pour mieux connaître les candidats, pour examiner dans la durée leurs
travaux et leur capacité d'intégration. Avec des règles strictes pour éviter les
magouilles locales (pas si rares) telles que la promotion sur place d'un
collègue du grade de Maître de Conférences à celui de Professeur. Une Commission
Nationale indépendante de type CNU serait chargée de prononcer un avis et des
recommandations avant la conclusion finale des commissions locales, qui
ne serait pas soumise à une date couperet.
Mais il faut reconnaître qu'il
n'y a pas vraiment, depuis quelques années, de problème global grave dans la
qualité du recrutement des enseignants-chercheurs en sciences, tant les postes
sont rares en comparaison du nombre de candidats qui se présentent...
Il
y a, cependant, un problème sérieux de gestion et de reconnaissance des
compétences. Par suite de la désorganisation croissante des enseignements
universitaires et des nominations d'enseignants-chercheurs opérées en nombre
insuffisant, il y a eu un alourdissement très sérieux des charges et "corvées"
assignées (ces corvées, qui sont souvent totalement improductives, sont en
constant accroissement: multiplication de réunions pédagogiques rendues
nécessaires par les difficultés des étudiants et le morcellement des cours,
incessantes discussions sur les futures réformes alors que la précédente est
encore en cours...). Par ailleurs, idéalement, les tâches d'enseignement
assignées aux enseignants-chercheurs devraient être modulables en fonction de
critères tels que la productivité scientifique, le dévouement à la collectivité,
etc. On a évidemment préféré gérer la pénurie de la façon administrative la plus
simple qui soit, qui consistait à accroître uniformément les tâches
d'enseignement et les corvées diverses (réforme Payan). De la même manière, le
CNRS nomme des chercheurs à vie, souvent sur la base de quelques menus travaux
de jeunesse. Le statut des chercheurs du CNRS est un point très important qu'il
conviendrait sans doute de réformer, ne serait-ce que pour mettre notre pays sur
un plan équivalent à ce qui se passe dans la plupart des grands pays étrangers.
Une proposition raisonnable serait de rendre complètement parallèles les
carrières à l'Université et au CNRS, et de considérer la nomination au CNRS
comme un mécanisme de détachement pour effectuer de la recherche,
contractuellement renouvelable par périodes (4 ans par exemple). Mais il est
vrai que l'administration du CNRS toute entière est probablement un modèle
typique de monstruosité bureaucratique, et que beaucoup d'autres points seraient
à revoir...
Je ne me hasarderais pas à préconiser une longue liste des
mesures qui seraient nécessaires pour réformer l'administration universitaire.
Celles-ci devraient s'imposer d'elles-mêmes à l'analyse des dysfonctionnements,
dont les exemples traités ci-dessus ne constituent sans doute qu'une modeste
part.
C'est presque un lieu commun
de dire aujourd'hui que nous sommes entrés dans la Société de l'Information. Les
nouveaux moyens de communication ont engendré un bouleversement important des
méthodes de travail, dans un premier temps dans le monde scientifique - où
l'utilisation massive de l'Internet remonte au moins à une quinzaine d'années -
puis petit à petit dans l'ensemble de la société, acteurs économiques et grand
public.
Le gouvernement a clairement pris la mesure des enjeux sociaux et
industriels, et va devoir s'engager dans des décisions de grande envergure au
niveau des infrastructures: réseaux à haut débit, équipement des établissements
publics et des particuliers. Mais comme chaque fois qu'une nouvelle technologie
en rupture brutale avec le passé apparaît, de nouveaux dangers apparaissent
aussi. En l'occurrence, ici, le danger le plus menaçant est l'appropriation des
nouvelles technologies par un petit nombre d'acteurs mûs uniquement par des
intérêts privés, en contradiction avec l'intérêt général, la liberté
individuelle et le libre exercice du travail scientifique. On observe déjà de
grandes manoeuvres d'intimidation et de lobbying de la part de quelques grands
groupes et grandes sociétés, tendant à détourner à leur profit ce qui devrait
être le bien commun, en particulier la connaissance scientifique. Seule la
puissance publique a le pouvoir de réguler ce qui doit l'être (et ne pas réguler
ce qui ne doit pas l'être), et de prendre les mesures nécessaires pour faire
prévaloir l'intérêt général. Je voudrais expliquer ici quels sont à mon sens les
grands enjeux en matière de Sciences et d'Education.
1. Une certaine conception de l'éthique de la connaissance
L'idée que
des connaissances fondamentales puissent être accaparées par des sociétés
privées pour leur seul profit (tout en barrant l'accès à ces connaissances - ou
en "rançonnant" cet accès par le biais de la commercialisation) suscite à
l'heure actuelle bien des interrogations et de forts mouvements d'opposition. On
l'a vu à l'occasion des tentatives de prise de brevets sur le génome humain ; la
réprobation a été si forte que les sociétés de biotechnologies concernées ont dû
dans une certaine mesure faire machine arrière, mais le danger est loin d'être
écarté (21).
(21) Des manifestations de plus en
plus claires montrent bien la ferme opposition des citoyens les plus
clairvoyants à ces menaces bien réelles. L'actualité récente et les
manifestations hostiles liées à la réunion du G8 à Gênes en sont une
illustration évidente. Il y a d'autres signes montrant une certaine ébullition
de la communauté scientifique: pétitions de biologistes, etc.
D'une façon parallèle, nous avons assisté depuis
environ deux décennies à une mainmise insidieuse d'un petit nombre de sociétés
sur les technologies de l'information et de la communication. Insidieuse, parce
que le phénomène a été très progressif, que les consommateurs y ont trouvé
quelques échappatoires, et qu'on n'y pouvait de toutes façons pas grand chose à
l'échelon individuel.
Les citoyens qui ne sont pas directement concernés
n'y prennent pas vraiment garde, surtout par manque d'information sur ce qui se
trame en coulisses, mais à l'heure actuelle une course féroce a lieu pour le
contrôle de l'accès à l'information, via les banques de données, les systèmes de
télévision par cables ou par satellites, etc. Cela fait peut-être partie du jeu
commercial normal pour les programmes de télévision, les données ludiques, les
oeuvres musicales ou artistiques. Mais on entre dans des eaux troubles dès qu'un
"contrôle" s'exerce pour limiter ou contraindre les données que l'usager produit
lui-même. Ainsi, aujourd'hui, beaucoup d'utilisateurs ne se rendent même pas
compte que les textes qu'ils produisent avec leur traitement de texte
Microsoft-Word est encodé dans un format obscur et non documenté dont seul
Microsoft possède l'algorithme de décodage ; ce format, de plus, change
régulièrement tous les 2 ou 3 ans, de façon à obliger l'utilisateur à procéder à
des mises à jour de son environnement propriétaire, dont il devient
littéralement prisonnier.
Le même problème se pose avec l'usage de
programmes de calcul propriétaires comme Maple ou Mathematica - bien que les
équipes de chercheurs et d'ingénieurs qui les produisent aient certainement en
la circonstance des intentions moins pernicieuses. Supposons par exemple que
Maple soit utilisé pour démontrer ou achever la vérification de résultats
nécessitant des calculs très compliqués qui ne peuvent pas être faits à la main
ou par d'autres moyens. Il y a là une rupture du contrat fondamental qui veut
que les preuves mathématiques reposent sur des éléments vérifiables
indépendamment par tous. Ici, un maillon essentiel de la preuve repose sur un
calcul qui n'est pas vérifiable puisque le code source du programme utilisé
n'est pas connu (il peut y avoir des bogues, des cas oubliés, etc). Il n'est pas
non plus garanti que le logiciel commercial sera disponible sur une longue durée
de temps (22).
(22) Malheureusement, ce sont bel et
bien des logiciels commerciaux et propriétaires comme Maple et Matlab qui
constituent la recommandation implicite (voire explicite) des programmes de
Classes Préparatoires scientifiques, ainsi que des programmes de l'Agrégation de
Mathématiques. Et ce, alors que des programmes alternatifs libres et performants
existent (Pari/GP, Maxima, Scilab, ...)
Fort
heureusement, la "révolte gronde" aujourd'hui et d'autres issues apparaissent.
Richard Stallman, qui était alors chercheur au MIT, a lancé il y a une quinzaine
d'années l'idée que les logiciels informatiques de base devaient être librement
accessibles à tous, et ne jamais contraindre leurs utilisateurs. Dans la foulée,
au milieu des années 1980, il crée la Free Software Foundation (FSF) - je ne
sais pas si les responsables administratifs en ont connaissance, mais une grande
partie des logiciels fonctionnant sur les systèmes Unix (commerciaux ou non) qui
équipent les départements de recherche fondamentale sont issus du travail de la
FSF (logiciels GNU [10], comme l'éditeur de textes Emacs). Plus récemment, on a
assisté avec l'essor du système Linux [11] à la création de systèmes
informatiques complets et très performants en source libre (23).
(23)
Linux n'est que le plus répandu et le plus connu de ces systèmes. Il y en a
d'autres, très similaires, comme FreeBSD, OpenBSD, NetBSD et peut-être d'autres
encore. Ces systèmes sont développés grâce à un travail collaboratif des
informaticiens et scientifiques impliqués, s'échangeant les codes informatiques
via les serveurs et le courrier électronique. Les codes concernés sont en libre
accès sur des sites se comptant par milliers, répartis dans tous les pays du
monde. Chacun peut y contribuer en les testant, en les améliorant, ou tout
simplement en les utilisant. A titre personnel, je conseille à tous mes
collègues et étudiants de préférer systématiquement Linux aux systèmes
propriétaires - les chercheurs de mon Institut doivent être équipés maintenant à
plus de 75 % suivant cette solution. Une fois passé le choc éventuel du
changement d'habitudes et celui d'avoir à faire face à un outil puissant et
intelligent, on dispose alors d'un système pratiquement gratuit, plus fiable,
plus performant, beaucoup moins sensible aux virus et disposant d'à peu près
tous les programmes dont on peut rêver, par exemple par téléchargement direct
sur Internet [11], [12], [13]...
Linux compte
aujourd'hui plus de 20 millions d'utilisateurs, et il est d'ores et déjà
largement en tête sur le créneau des serveurs web du réseau Internet. Depuis un
an ou deux, Linux a fait des percées considérables dans l'industrie et les
systèmes embarqués (téléphones mobiles, terminaux d'accès, consoles de jeux...).
Si l'évolution favorable constatée ces dernières années se poursuit encore
quelques années de plus, des pans entiers du secteur des technologies de
l'information et de la communication pourraient se trouver "libérés". Il faut
s'en réjouir, car la science ne peut se nourrir que d'une libre circulation de
l'information - et l'informatique sera un maillon important de la chaîne en ce
début de millénaire (24).
(24) La prise de conscience se
développe dans de nombreux pays. Le Mexique a ainsi décidé de doter toutes ses
écoles (soit tout de même 150000 établissements...) de systèmes Linux [14]. La
Chine Populaire vient de choisir Linux pour son appareil administratif,
indépendance nationale oblige. La Maison Blanche a émis il y a un peu plus d'un
an un rapport recommandant l'usage des logiciels libres pour les grosses
applications scientifiques [15]. En France également, des associations très
actives comme l'AFUL [16] contribuent à une évolution positive de la situation,
cf. [23].
Encore faudrait-il, cependant, que les États
ne prennent pas, sous la pression des lobbies privés, des décisions légales ou
juridiques qui mettraient en péril le travail des scientifiques; j'y reviendrai
en beaucoup plus de détails dans le paragraphe concernant les brevets
logiciels.
2. Accès aux données scientifiques
Les scientifiques ont pris
l'habitude, depuis des décennies, de consulter les oeuvres de leurs pairs et de
leurs prédécesseurs dans les grandes revues internationales, et l'accès à ces
travaux est en effet indispensable au développement de la
science.
Cependant, depuis environ 10-15 ans, les modes de communication
ont été bouleversés avec l'apparition du courrier électronique et des serveurs
de données. Dans le même temps, certaines communautés très actives ont développé
des standards ouverts de formats de données, comme TeX qui est maintenant
utilisé par la très grande majorité des chercheurs en mathématiques et en
physique pour la rédaction de leurs travaux (25).
(25) La
pérennité de l'accès aux documents TeX est assurée pour une très longue durée,
puisque ce sont des formats universels et entièrement documentés dont l'éminent
informaticien américain Donald Knuth a bien voulu faire don à l'humanité. Au
besoin, il serait assez facile de convertir automatiquement les textes saisis en
TeX dans de nouveaux formats - et cela sera de plus en plus facile à mesure que
la puissance des processeurs augmente.
Ceci a permis
de créer des serveurs de prépublications qui couvrent maintenant presque tout le
champ de la physique théorique et des mathématiques, comme le serveur
arXiv créé par Paul Ginsparg à Los Alamos (26).
(26) Ce
serveur possède de nombreux miroirs passifs dans le monde, avec en projet un
miroir "actif" qui devrait être implanté à Lyon sous la responsabilité du CCSD,
grâce à un financement du CNRS.
De ce fait, les
scientifiques se trouvent aujourd'hui dans une situation paradoxale. Les
manuscrits de recherche sont de plus en plus souvent immédiatement accessibles à
la communauté via le web, mais à une certaine étape vient le moment de soumettre
les travaux à des revues. Et là, au moment de la publication, il leur faut
signer des documents cédant tous les droits de publication à la revue X.
Moyennant quoi, cette revue X va se charger de publier l'article dans un
fascicule imprimé, et en revendre quelques centaines d'exemplaires aux
bibliothèques des départements scientifiques concernés, à des tarifs souvent
exorbitants au regard du travail d'édition fourni (dont la plus grande partie
est d'ailleurs assurée par les chercheurs eux-mêmes). On ne peut même pas dire
que la qualité d'impression y a gagné par rapport aux publications
électroniques, puisque le plus souvent, le chercheur va se contenter de
photocopier l'article dans la revue X, avec une qualité de reproduction
aléatoire et très inférieure à ce qu'on peut obtenir en imprimant directement le
fichier source électronique.
L'an dernier, des dizaines de milliers de
biologistes ont publié une pétition sur Internet pour protester contre la
mainmise de quelques grands éditeurs sur l'édition scientifique. De nouveau, on
assiste à des manoeuvres diverses de la part de ces éditeurs (comme le
regroupement des revues par "lots", dotés de tarifs soit disant préférentiels
vis à vis des bibliothèques universitaires), en vue de tenter de reconquérir le
"terrain perdu" sur la plus grande autonomie acquise par les scientifiques grâce
à Internet.
Je voudrais plaider ici pour une démarche résolue de la
puissance publique, visant à aider les scientifiques à poursuivre la mise en
place de revues électroniques et bases de données scientifiques en libre accès.
Le recours à de telles bases de données aurait l'énorme avantage de se prêter au
fonctionnement systématique des moteurs de recherche, permettant ainsi de
retrouver facilement des informations au milieu d'une masse de données en
croissance exponentielle (27).
(27) Pour se convaincre que la
technologie est au point, on peut par exemple essayer de faire des recherches
sur http://www.google.org/ qui indexe le
monde entier, soit plus d'un milliard de pages web. Quelle que soit
l'information entrée, sa langue et son niveau de sophistication, on obtient en
général en une fraction de seconde la localisation de l'information cherchée, et
les premières lignes sont effectivement presque toujours les plus pertinentes
possibles grâce à une technologie très performante de classement des
informations. Par parenthèse, la technologie Google est entièrement basée sur
des logiciels libres et fonctionne grâce à une colossale "ferme" de systèmes
Linux. Je recommande systématiquement à mes collègues d'encourager Google en le
visitant plutôt que les autres moteurs de recherche. De toutes façons, Google
est bien plus performant, d'accès gratuit, et n'impose pas un assaut de
bannières commerciales à ses usagers !
Certes, de tels
systèmes auraient un coût de fonctionnement, mais vu le prix actuel de la
technologie (lire de nouveau ce qui précède sur le système Linux !), ce coût
serait assez modeste et comporterait essentiellement des frais de secrétariat et
de maintenance informatique. Il serait certainement très inférieur à la somme
cumulée des coûts supportés par les bibliothèques scientifiques pour acheter les
revues imprimées, où pour payer l'accès aux revues électroniques, dans le cas où
l'accès serait payant. De plus, on s'épargnerait l'effort pénible et le coût
d'avoir à exercer un contrôle policier sur qui télécharge quoi, et on
permettrait aussi aux pays en voie de développement (ou tout simplement aux
chercheurs non membres des seuls départements scientifiques abonnés à la revue
X) d'y avoir accès rapidement et sans efforts.
Pour que cette idée puisse
voir le jour, il faudrait un certain niveau de mobilisation et de consensus
autour de ces questions, et surtout que les instances de tutelle veuillent bien
reconsidérer leur politique de financement, en reversant aux revues une petite
partie des sommes qui étaient autrefois affectées à l'équipement des
bibliothèques, et en considérant qu'il y a là un besoin de financement permanent
sur de longues périodes. (On peut imaginer cependant que l'idée de réaliser à
terme des économies sera plutôt vue d'un bon oeil !). D'un point de vue
technique, il faudrait que la communauté scientifique s'assure de disposer en
continu des compétences nécessaires pour la maintenance des systèmes
informatiques, et de développer ou faire développer les plate-formes logicielles
requises (pour éviter d'avoir à reproduire les mêmes efforts en plusieurs
endroits) et *surtout* de bénéficier d'un cadre légal lui autorisant la
libre gestion des données (à l'abri par exemple de poursuites judiciaires
provenant de prises indues de brevets sur ce qui serait en fait de pures
connaissances scientifiques). Ceci pourrait très bien se faire à l'échelle
européenne, et pourrait contribuer alors à un plus grand rayonnement européen en
matière de diffusion de la connaissance.
Je crois qu'il y a là une grande
urgence. Une évolution des mentalités est nécessaire au niveau administratif et
politique - et je suis personnellement convaincu que les scientifiques doivent
fortement accroître la pression sur les pouvoirs politiques pour leur faire
davantage prendre conscience des enjeux. On constate déjà des évolutions
sensibles aux Etats-Unis, avec avec une frilosité nettement moins grande vis à
vis de l'accès public aux données (au milieu, il est vrai, de menaces autrement
plus redoutables pesant sur la libre circulation des connaissances
technologiques). Qu'on visite les sites de la NASA et de la NOAA (National
Oceanic Atmospheric Administration), et on constatera qu'une grande quantité
d'informations très intéressantes est en libre service.
3. Le danger des brevets sur les logiciels
La protection des innovations
techniques par le brevet n'est justifiée que par l'utilité sociale, c'est-à-dire
le bénéfice apporté à la Société, quelle qu'en soit la forme. Dans ce contexte,
il n'est pas possible d'analyser dans les mêmes termes les brevets sur les
innovations matérielles, qui ont un coût de production permanent et
incompressible, et les innovations logicielles, beaucoup plus proches par leur
statut de la connaissance scientifique pure, ayant éventuellement un coût de
création initial mais un coût de reproduction et de diffusion pratiquement nul.
Il faut tenir compte aussi de la bien plus grande interdépendance
scientifique de connaissances qui se situent très en amont de la science et qui
sont souvent proches d'algorithmes purement mathématiques. Ainsi, toute la
cryptographie et les techniques de sécurisation des données reposent sur des
concepts arithmétiques tels que la factorisation des entiers, l'arithmétique des
courbes elliptiques, etc. Instaurer des brevets sur de tels algorithmes
mathématiques revient à condamner à des restrictions draconiennes de diffusion
toute science qui viendrait en aval (et, pour ce qui concerne l'arithmétique, on
peut dire qu'il s'agit de presque toutes les sciences fondamentales !). Les
scientifiques et les citoyens dans leur ensemble auraient alors à subir des
restrictions de diffusion d'information totalement arbitraires, contraires en
tout point à l'éthique scientifique la mieux établie (28).
(28) Un
chercheur de renom de l'Université de Princeton, Edward Felten, s'est ainsi vu
interdire la publication de travaux de recherche théoriques concernant la
sécurisation des données, en particulier la possibilité théorique de craquer la
technologie d'authentification SDMI, suite à des lettres de menace envoyées par
la puissante RIAA (Recording Industry Association of America, intervenant au
titre de la protection du Copyright des oeuvres artistiques), cf. [17]. A long
terme, on peut s'interroger sur la pertinence d'une échelle de valeurs sociales
qui "évalue" un Michael Jackson ou un Steven Spielberg à plusieurs centaines de
millions (sinon milliards) de Dollars, et un Albert Einstein, pourtant
découvreur de connaissances fondamentales ayant valeur pour l'éternité et pour
l'ensemble de l'univers, à l'équivalent de quelque chose comme 10000 Dollars
mensuels. La réglementation actuelle du copyright artistique a pour principal
effet de maintenir la richesse extravagante d'artistes - quel que soit leur
talent - constituant une infime minorité de la communauté des hommes d'art ou de
lettres. Et de transformer en cybercriminels les millions d'internautes qui
s'échangent les fichiers MP3 ou les codes informatiques (illégalement, mais
suivant ce qu'on peut cependant estimer être un "bon droit naturel"). Pour moi,
le "bon droit naturel" est justifié par le coût effectif presque nul de la
reproduction des données - ainsi, une lithographie reproduisant une oeuvre de
Salvador Dali n'est pas du tout considérée comme équivalente à l'oeuvre
originale. Depuis l'apparition des nouvelles technologies, l'unique valeur d'une
oeuvre réside dans le travail de création initial, qui devrait donc être
rémunéré suivant des principes nouveaux à trouver et à définir, en fonction de
l'impact social (et non pas en fonction du volume de diffusion de copies ayant
une valeur intrinsèque presque nulle, mais auxquelles on affecte articiellement
une valeur commerciale).
Beaucoup de recherches
récentes qui se situent au coeur de l'informatique contemporaine, comme l'étude
des langages formels et des procédés de compilation, reposent sur l'utilisation
de multiples "boîtes à outil logicielles". Celles-ci pourront le cas échéant
tomber sous le coup de brevets, ce qui interdira ensuite la libre exploitation
des langages informatiques, et ouvrira une véritable brèche dans la liberté de
recherche scientifique, si ce n'est pas dans la communication scientifique
elle-même...
Je renvoie aux études sérieuses et très fouillées faites par
des associations comme l'AFUL [21], sur l'impact économique que pourraient avoir
la décision d'instaurer des brevets sur les logiciels. Cet impact ne serait
positif que pour quelques grandes sociétés déjà en situation de quasi-monopole.
L'impact serait extrêmement négatif, à l'inverse, pour tous les scientifiques
concernés, pour les jeunes sociétés assurant la création et la diffusion des
logiciels libres (il y en a d'extrêmement dynamiques en France, comme
MandrakeSoft), et pour la grande majorité des petites PME/PMI qui n'ont pas les
moyens financiers suffisants pour déposer des brevets ou effectuer les actions
en contrefaçon.
Dans ces conditions, je ne peux que m'étonner des
conclusions rendues par la "Commission brevetabilité" animée par Jacques
Vincent-Carrefour dans le cadre de l'Académie des Technologies. Ces conclusions,
qui sont favorables à l'instauration de brevets logiciels, reposent sur une
analyse partielle et partiale, et constituent une véritable insulte à l'éthique
scientifique. Il est vrai que la composition même de la commission, constituée
pour l'essentiel de représentants de très grands groupes industriels et d'à peu
près aucune personnalité scientifique indépendante de renom, laissait planer
assez peu de doute sur les conclusions qui pouvaient être atteintes. La
commission n'a même pas voulu entendre la position d'associations éminemment
intéressées comme l'AFUL (voir [22]), n'a pas voulu prendre en compte des
pétitions signées par des dizaines de milliers d'informaticiens et de
scientifiques en Europe. Des rumeurs bien informées (fuites de brouillons de
documents...) montrent que le rapport de la commission était déjà rédigé moins
de 5 semaines après la constitution de la commission, avant même que l'enquête
ait pu être sérieusement conduite. Bernard Lang, Directeur de recherches à
l'INRIA, bien placé pour connaître les tenants et aboutissants de cette affaire,
parle de "malhonnêté intellectuelle" et de "tentative de manipulation délibérée"
vis-à-vis des instances de décision. On ne saurait mieux dire, et j'espère que
la communauté scientifique saura réagir de façon vigoureuse.
4. L'administration au service du citoyen et de la société
Je ne
voudrais pas m'étendre longuement sur des aspects qui sont a priori éloignés de
mes préoccupations professionnelles premières. Cependant, il me semble en tant
que citoyen qu'il y a de nombreuses opportunités mal exploitées, qui
permettraient de mieux mettre le potentiel de l'Internet au service de la
Société, en particulier dans le rapport de l'administration avec ses
usagers.
Tous les grands services de l'état devraient être consultables
et exploitables en ligne - c'est déjà le cas dans une certaine mesure. Mais les
formats de documents ne sont pas toujours ouverts (rappelons que les divers
formats MS-Word *ne sont pas* des formats de document ouverts, et ils
sont d'ailleurs partiellement incompatibles entre eux !). L'État devrait
systématiquement favoriser l'usage de formats de documents ouverts pour tous les
échanges de données entre les administrations, et encore plus, entre les
administrations et les usagers (cf. rapport Carcenac [24] remis au Premier
Ministre en avril 2001).
Des aberrations de gestion subsistent. C'est le
cas par exemple pour le Bottin Administratif. La liste des services des
différentes administrations et institutions est une donnée publique qui concerne
en premier chef les citoyens dans leurs rapports avec la puissance publique, et
aussi, en grande partie l'administration elle-même. Or on constate par exemple
que le Bottin Administratif n'est disponible que moyennant une somme exorbitante
avoisinant 2000 Francs ! Cet argent n'est certes pas perdu pour tout le monde
(Société Française du Bottin, qui est une société de droit privé), mais il est
assurément gaspillé en grande partie par l'État - évidemment, ceci ne concerne
pas la réalisation des annuaires liés à l'Industrie, au Commerce, etc, pour
lesquels une gestion privée est parfaitement logique et adéquate. L'État ferait
mieux de subventionner la constitution d'une base de donnée électronique
publiquement accessible, recensant les adresses et services pertinents relevant
de la puissance publique (29).
(29) A vrai dire, dès que les
services concernés ont eux-mêmes un site web, les informations afférentes sont
disponibles directement par le web via les moteurs de recherche comme Google. Le
Bottin Administratif, dans sa forme actuelle, est donc sans doute en voie
d'obsolescence rapide.
5. Enseignement et TICE.
Il y a à l'heure actuelle une véritable
frénésie autour des TICE (Technologies de l'Information et de la Communication
pour l'Enseignement), sans doute à la faveur de la prise de conscience récente
de l'importance économique de l'Internet par la puissance publique. Mais aussi
en partie parce que des intérêts privés puissants s'expriment haut et fort dans
le but de "placer" leurs technologies auprès du système éducatif, moyennant
espèces sonnantes et trébuchantes !
L'analyse développée dans les volets
I et II de mon rapport tend à montrer, au moins en matière scientifique, que la
plus grande prudence devrait être de mise en ce qui concerne l'introduction des
TICE. L'urgence devrait être au contraire de dire qu'il n'y a pas urgence à
précipiter l'usage massif de logiciels dont la valeur éducative, le plus
souvent, n'est pas suffisamment éprouvée (voir à ce propos la remarquable
contribution [25], parue en 1995 dans Libération, de Jean-Louis Gassée,
principal artisan du système d'exploitation BeOS et expert mondialement connu en
Informatique).
Beaucoup de logiciels proposés dans le commerce, notamment
pour l'enseignement primaire et secondaire, s'avèrent être des logiciels à
caractère essentiellement ludique, et n'ont pas un intérêt éducatif évident.
S'ils en ont, il peut y avoir des problèmes d'accessibilité dans le temps ou
dans l'espace (en raison de la faible durée de vie des logiciels commerciaux, de
leur coût, de la difficulté à les déployer sur une base suffisante, du manque de
formation des enseignants, etc). Les technologies en question ne devraient donc
être recommandées dans les programmes scolaires et universitaires qu'après des
expérimentations pédagogiques poussées, effectuées par des acteurs indépendants
des groupes ou sociétés privées qui les proposent. Le label "Logiciel d'intérêt
pédagogique" ne devrait pas être délivré par les services de l'État sans les
expérimentations poussées évoquées plus haut.
A l'inverse, l'État doit
évidemment dans un premier temps mettre en place l'infrastructure nécessaire
pour assurer l'accès à l'Internet des établissements d'enseignement. En
particulier, l'État doit veiller à ce qu'une formation permanente adéquate soit
disponible pour un grand nombre d'enseignants (c'est un point clé, très loin
d'être assuré à l'heure actuelle), nommer de jeunes enseignants bien formés et
des personnels techniques appropriés en nombre suffisant, initier des structures
collaboratives, si possible sur un plan national, permettant aux enseignants de
créer et d'échanger des documents pédagogiques de qualité. Bien entendu, chaque
fois que les documents sont produits avec le soutien de l'argent publique et à
destination de l'enseignement publique, il devrait y avoir une incitation très
forte (voire une règlementation explicite) pour que ces documents soient en
libre accès. Dans ces conditions, il est clair que les logiciels libres et
documents en source libre pourraient aisément constituer la meilleure solution
pour le système éducatif, pourvu que des efforts coordonnés soient faits dans la
bonne direction (En Octobre 1998, un accord cadre a été signé entre l'AFUL et le
Ministère de l'Education Nationale [23], mais les moyens mis en oeuvre pour
donner une suite concrète a cet accord ne semblent pas avoir été à la hauteur de
ce qui aurait été nécessaire) :
- Des solutions réseaux extrêmement performantes en logiciels libres
existent d'ores et déjà, et ont été déployées à grande échelle sur plusieurs
académies pilote (l'Académie de Grenoble est une de celle-là, avec environ 300
établissements dotés de serveurs Linux).
- De nombreux logiciels libres pertinents existent dans beaucoup de domaines
pouvant intéresser l'enseignement, notamment la bureautique de base et les
matières scientifiques (il y a un manque relatif dans les matières littéraires
et artistiques, dû en partie aux limitations créées par le droit d'auteur,
mais, même là, il y a des logiciels libres intéressants, pour la musique par
exemple; consulter le site mis en place par le CNDP sous l'impulsion de
Jean-Pierre Archambault, responsable de la veille technologique au CNDP, et
coordonné par Yves Potin [18]). Il conviendrait
néanmoins, si l'on veut que l'initiation aux technologies informatiques aient
réellement un sens, que les programmes scolaires veuillent bien inclure des
sujets d'intérêt scientifique un tant soit peu consistants, comme
l'apprentissage des rudiments de la programmation (ceci concerne a priori
surtout les filières scientifiques à la fin du Lycée et au delà, cf. volets I
et II) (30).
(30) Je peux relater l'anecdote
suivante, intervenue l'an dernier. Je cherchais alors sur Internet un logiciel
libre permettant la réalisation "d'images magiques" tri-dimensionnelles. Assez
rapidement, je tombe sur le site d'un chercheur allemand avec qui j'engage des
discussions, et qui ont abouti à la réalisation en commun d'un modéliseur
permettant de visualiser des formes 3D à partir de leurs équations
mathématiques, et de les rendre en "images magiques". Une fois le travail fait,
je réalise qu'il ne s'agit pas en fait d'un chercheur, mais d'un lycéen allemand
qui a démarré ce travail remarquable dès l'âge de 15 ou 16 ans, et qui m'annonce
qu'il doit interrompre un moment le développement du logiciel parce qu'il va
passer l'Abitur (Baccalauréat allemand) ! (voir son site "Stereograph for Linux"
[26])
Enfin, l'État devrait inciter les institutions
scientifiques et les établissements de recherche publics à offrir plus
systématiquement en libre accès les données scientifiques qui présentent un
intérêt éducatif - en prenant dans ce domaine (le bon) exemple sur ce qui se
pratique couramment aux États-Unis (NASA, NOAA, ...) (31)
(31) En
France, par contre, il n'est même pas possible de se procurer des cartes
géographiques à petite échelle du pays sans tomber sur l'icône : "carte
bancaire" - cf. le site de l'IGN : http://www.ign.fr/, dont je ne partage pas
l'auto-glorification proclamée. Il m'a fallu aller sur un site américain pour
trouver une carte décente de la France ou de la région grenobloise. Qu'est donc
devenu le vieil idéal républicain d'instruction laïque et gratuite
?
Ceci vaut pour les documents d'histoire naturelle,
les documents historiques, géographiques, géologiques ou muséologiques, dans la
mesure où les données font partie du patrimoine culturel de l'humanité. Des
subventions adéquates de l'État, probablement peu coûteuses, pourraient venir
compenser le coût de maintenance des serveurs.
De nouveau, c'est le
rayonnement culturel du pays qui est en jeu. Il faut avoir à l'esprit que des
conditions restrictives abusives sur le droit de reproduction des données va
empêcher la libre exploitation des documents par les enseignants pris
individuellement. Bien sûr, ce n'est pas le cas pour les grands groupes
multimedia, qui ont actuellement tous les moyens pour effectuer les démarches
nécessaires, exercer des poursuites légales en cas de besoin, arracher des
accords privilégiés, obtenir des "prix de gros" qu'ils rentabilisent aussitôt
sur les volumes de vente de cassettes ou CD-Rom, souvent à des prix nettement
supérieurs aux coûts de production, lorsque la concurrence est inexistante.
La mondialisation, oui, si c'est la mondialisation au service du
citoyen, et en suivant les modèles les plus exemplaires de développement
collaboratif. La mondialisation, non, si c'est l'appropriation du patrimoine
culturel et scientifique de l'humanité par des intérêts privés et des grands
monopoles !
6. Recommandations
Je ne redétaillerai pas ici la longue liste des
mesures que j'ai préconisées dans les paragraphes précédents, mais je voudrais
souligner l'urgence de mesures allant dans le sens de l'éthique scientifique et
du droit des citoyens. Dans un rapport adressé au Secrétariat d'Etat à
l'Industrie au début 1998, j'avais préconisé la création d'une Agence Publique
des Logiciels Libres. Compte tenu de ce qui précède et des nécessités
scientifiques expliquées plus haut, une telle mesure me paraît plus que jamais à
l'ordre du jour; il y a d'ailleurs eu dans l'intervalle plusieurs propositions
ou rapports intéressants liés à ces questions, à la fois d'origine parlementaire
(Rapport Carcenac en avril 2001, proposition de loi Le Déaut-Paul-Cohen en 2000)
ou sénatoriale (proposition de loi Laffitte et rapport Laffitte, Cabanel et
Trégouët en 1999). La question mérite certainement un examen approfondi par
l'État et un débat public de grande ampleur, qui n'a malheureusement pas encore
pu avoir lieu.
Nota:
Le texte a été
entièrement rédigé sur un système GNU/Linux, au moyen de l'éditeur Emacs de
Richard Stallman et du système de traitement de texte TeX de Donald Knuth. La
conversion au format HTML a été obtenue grâce au logiciel libre Amaya développé
par l'INRIA et le W3C (Consortium international régulant les standards de
communication de l'Internet).
Références
[1] Le Monde Informatique du 9 juin 2000, http://www.lmi.fr/ENQUETES/2000/20000609-57-informaticiensetrangersbienvenueeneurope.htm
[2] Collectif "Sauvez les Maths", http://www.multimania.com/sauvezlesmaths/
[3] Site du SNES, http://www.snes.fr/
[4] Sciences et Avenir, http://www.sciencesetavenir.com/comprendre/pg75.html
[5] J.-P. Demailly, cri d'alarme, http://www-fourier.ujf-grenoble.fr/~demailly/programmes.html
[6] Elucubrations de Claude Allègre, http://www.lemonde.fr/article/0,2320,31922,00.html
[7] Site de logiciels libres éducatifs du CARMI-Internet Grenoble, ftp://ftp.ac-grenoble.fr/ge, voir aussi
http://www.ac-grenoble.fr/carmi-internet/ge/liens.php.
Des CD-Roms devraient être prochainement disponibles sur l'initiative du
CNDP.
[8] Bernard Lang, http://pauillac.inria.fr/~lang/ecrits/ailf/
[9] Texte de Denis Monasse, Destabilisation des programmes, http://www.multimania.com/sauvezlesmaths/Textes/SMFtribunelibre3a.rtf
[10] Logiciels GNU de la FSF, http://www.gnu.org/
[11] Linux, http://www.linux.org/
[12] Applications scientifiques sous Linux, http://www-sor.inria.fr/mirrors/sal/index.shtml
[13] Site d'annonces Freshmeat, http://freshmeat.net/ (souvent plus de 50
annonces par jour...)
[14] Initiative Red Escolar au Mexique, http://redesc.linux.org.mx/
[15] Rapport PITAC de la Maison Blanche, http://www.fcw.com/fcw/articles/2000/0918/web-open-09-18-00.asp
[16] Association Française des Utilisateurs de Linux et des Logiciels Libres,
http://www.aful.org/
[17] Informations sur la page d'Edward Felten, http://www.cs.princeton.edu/sip/sdmi/
http://www.cs.princeton.edu/sip/sdmi/riaaletter.html
[18] Logiciels libres pour l'enseignement (site du CNDP), http://shalmaneser.sortilege.org/cndp/
[19] Yves Chevallard et Marianna Bosch, Les Grandeurs en mathématiques au
collège : une Atlandide oubliée, Callimaque revues, 1997.
[20] Contributions de Michel Delord, voir http://casemath.free.fr/divers/tribune/,
en particulier les textes : Calcul humain, calcul mental et calculettes calc-index.html,
et : Message aux réformistes nticd.htm.
[21] Bernard Lang, Enjeux de la brevetabilité du logiciel, http://pauillac.inria.fr/~lang/ecrits/terminal/p.html
[22] Opposants à la brevetabilité des logiciels totalement ignorés, http://www.internet-actu.com/archives/une/une97.html
[23] Accord-cadre entre l'AFUL et le MENRT, http://www.aful.org/education/accord.html
[24] Rapport Carcenac, http://www.internet.gouv.fr/francais/textesref/rapcarcenac/sommaire.htm
[25] Jean-Louis Gassée (concepteur du système BeOS): "Ordinateurs à l'école,
la grande illusion" http://users.skynet.be/aped/fr/math/documents.html
[26] Stereograph for Linux by Fabian Januszewski, stereograph.sourceforge.net/index.html
[27] Lettre de Romain Vidonne, professeur agrégé de Mathématiques, http://www-fourier.ujf-grenoble.fr/~demailly/vidonne.html